De musique avant toute chose
6 Septembre 2018
Miles Davis est entré chez Columbia en 1955, et y a gravé un nombre très important de disques, qui ont accompagné, essentiellement, ses dernières mutations, d'une carrière qui en a compté un grand nombre: du be-bop orthodoxe, au jazz ouvragé et très charpenté de Birth of the cool; du modern jazz trempé dans le blues de Bags Groove au hard bop de Round Midnight; du jazz modal au jazz fusion... L'album phare, le plus souvent cité, le best-seller absolu, est Kind of Blue. Soit. On peut aussi s'intéresser, pour autant, à d'autres œuvres peut-être moins connues voire moins évidentes, mais tout aussi passionnantes: Milestones en fait partie, et à plus d'un titre.
Situons tout d'abord le contexte: après avoir formé au milieu des années 50 un quintet qui va enregistrer à tour de bras sur le label Prestige, avant que le leader ne passe chez la (grosse) concurrence avec Columbia, Miles avait commencé, sans doute à s'ennuyer avec ses quatre gaillards qui faisaient alors le tour du hard-bop: John Coltrane, au saxophone ténor, Red Garland, le pianiste méconnu émule de Ahmad Jamal, le grand contrebassiste Paul Chambers qui est quand même resté 7 années avec le trompettiste, et enfin Philly Joe Jones, batteur spectaculaire. On pourrait presque argumenter que le maillon faible, dans ce groupe, était le leader...
Le souhait de Miles Davis, pour changer la donne, était d'étendre le quintet plutôt que de le dissoudre, et Milestones est donc le premier de deux albums effectués en sextet, une formation qui allait connaître une existence particulièrement éphémère, et ne pas vraiment confirmer par la scène la réussite indéniable de ses expériences en studio. Bill Evans allait succéder à Garland, Jimmy Cobb à Jones, et le moins qu'on puisse dire, c'est que le groupe, à des années-lumières de ce que d'autres sextets fameux (en vrac, John Kirby, ou Benny Goodman dans les années 30 et 40) allait révolutionner le jazz de façon durable.
Et cette révolution commence par Milestones, qui nous présente donc le nouveau groupe de Miles Davis, avec son petit nouveau: au saxophone alto, Julian Cannonball Adderley... Un géant du jazz, sans aucun doute, mais en cette époque reculée, encore relativement récent: sa découverte par Kenny Clarke date en effet de 1955, sur un album Savoy. Il menait déjà à cette époque un quintet en compagnie de son frère Nat et de Sam Jones, et avait commencé à enregistrer des albums empreints de jazz soul et de hard-bop pour Mercury...
Donc on peut s'interroger sur l'opportunité d'en faire un héraut du jazz de l'avenir... sauf que Miles Davis, qui avait contre vents et marées engagé des musiciens aussi controversés que Garland ou Coltrane, savait voir le potentiel, et avait très vite compris que Cannonball n'était pas qu'un héritier typiquement sudiste de Charlie Parker, mais un altiste novateur, totalement libéré des contraintes de l'accord, et absolument capable de se lancer, à l'instar de Coltrane, mais avec un style radicalement différent, dans une exploration du jazz par une face peu explorée : plutôt que d'en suivre les accords et d'utiliser l'harmonie existante d'un morceau, il s'agissait pour le soliste d'aller débusquer les possibilités d'un morceau derrière chaque accord... ou derrière chaque répétition d'accord. Si le morceau le plus notable de l'album dans ce style est Milestones, également connu sous le titre de Miles (et à ne pas confondre avec le Milestones déjà écrit quelques années plus tôt par Davis), d'autres titres explorent malgré tout cette approche, dans un disque qui se veut pour Miles Davis beaucoup plus une déclaration d'intentions d'une direction musicale, qu'un album consacré à l'art de la trompette : car Miles Davis, dans cet album, est très en retrait, ne jouant pas (pas plus d'ailleurs que les deux saxophonistes) sur Billy Boy, et s'abstenant d'improviser sur Two bass hit. Pour le reste, il utilise quelques titres sur un tempo casse-cou, comme pour dire adieu au be-bop et au hard-bop, qu'il allait effectivement mettre au placard de sa carrière; il y est bon, voire très bon, et jetant toutes ses inhibitions par la fenêtre, y assume définitivement ses manques, ses hésitations, son manque de netteté dans la rapidité, etc... A côté de ses deux premières gâchettes, il ne fait jamais pâle figure pourtant, tant la sincérité de son jeu est évidente...
Pour Miles, aussi bien le trompettiste que le chef d'orchestre, le choix des morceaux était bien sûr crucial : l'album commence par deux fabuleuses pièces pour le sextet: Dr Jeckyll, également connu sous le titre Dr Jackle, est une allusion à Jackie Mc Lean, un alto né de Charlie parker et qui allait influencer Miles Davis par ses idées pour faire évoluer l'idiome bop; et Sid's ahead, un blues qui prend des formes étonnantes, permettant aux solistes (Coltrane, Miles, Cannonball, et Chambers) de sortir en permanence, justement, des canons du blues...
Two bass hit confirme l'idée de sortir du be-bop, en revisitant sous la direction flamboyante de Coltrane et Cannonball, aussi souvent partenaires sur l'album qu'il était possible de le faire, le style de Gil Fuller et Dizzy Gillespie, pris sur un tempo d'enfer... Que Miles, prudent, se tienne à l'écart, est une idée sage: ses deux protégés n'ont clairement pas besoin de lui ! A travers ce déluge de saxophones, le fantôme de Charlie Parker se montre insistant... Tout en laissant finalement la place à ces deux extraordinaires solistes: Coltrane, toujours plus abstrait, attaquant de ses angles aigus les recoins de sa grille d'accords, montrant qu'il n'a plus rien à prouver dans l'idiome bop et qu'il est déjà passé à autre chose, est souvent extrêmement abstrait, alors que Cannonball se fait volontiers caressant et flamboyant.
Et ce, en particulier sur Milestones: Cannonball est le premier soliste de ce titre, un précurseur de So What dans l'austérité de sa séquence d'accords (surtout sur le pont); Miles lui emboîte le pas, et Trane ferme la marche. Chaque soliste se nourrit de ce qui précède, bien sûr, mais si Miles Davis calme le jeu en explorant les possibilités de jouer avec le silence (suivant la leçon de Thelonious Monk, rien de moins), Coltrane lui fonce, casse tout sur son passage, et semble ne faire qu'une bouchée des possibilités modales du morceau. Mais Cannonball, à mes oreilles, signe avec son solo sur ce morceau, le joyau du disque: quand on pense que ces mélodies exubérantes, riche de mille développements, qu'il sort sur environ deux minutes sur un tempo soutenu, sont toutes issues de l'improvisation (ce que confirme une autre prise publiée du morceau) prouve s'il en était besoin le génie de ce géant.
D'ailleurs la fin de l'album, faite de deux titres, semble nous dire que l'essentiel est dit: Billy Boy est donc entièrement consacré au trio, Garland et Chambers et Jones, qui se laissent aller avec verve à des improvisations sur un thème ressorti du folklore par Ahmad Jamal. Garland y est excellent, mais que dire de Chambers (à l'archet sur un tempo rapide) et de Philly Joe? Pouaient-ils d'ailleurs se planter, ces deux-là? ...La réponse est non. Et Straight, no chaser, dont Cannonball se contente de jouer le thème, est un excellent mais très convenu retour au blues, dans lequel Miles Davis semble une fois de plus dire adieu à un style qu'il ne fréquentera plus jamais, et Coltrane solde ses dernières dettes à Monk. La révolution de Milestones s'est achevée, elle mènera tout droit au jazz modal, à Kind of blue, à l'influence de Bill Evans sur Miles, et à la carrière de deux génies complémentaires du saxophone: Cannonball Adderley, les deux pieds dans le blues et la tête dans la stratosphère, et John Coltrane, géant inquiet et troublé, qui n'en finissait pas de retourner la musique dans tous les sens pour en trouver la vérité interne...