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Spiral

De musique avant toute chose

The Stranglers Aural Sculpture (Epic/Columbia, 1984)

La perception d'un fait artistique change en permanence, c'est la raison pour laquelle il nous faut nous garder de cimenter pour toujours notre appréciation. Et pour en faire la preuve, on peut justement compter sur les plus Anglais des artistes provocateurs, les punks plus tout à fait punks en 1984, les Stranglers... Il y a un vrai malentendu concernant ce groupe, avec son authentique certificat de punkitude délivré en 1977. On les a accusés de tous les maux dans les années 80, de s'être vendus, d'avoir renié leurs idéaux, pire, d'avoir trahi leur oeuvre, mais rien n'est plus faux. Jusqu'à il y a peu, on pouvait encore les voir sur scène, et les chansons des débuts étaient toujours là, présentes et même obligatoires... Mais les Stranglers se sont toujours méfiés des règles établies, surtout en matière de musique. Pressés par les fans de revenir à une forme brut(al)e et proche des aspirations punk, ils ont donc... enregistré un album de soul music.

Aural Sculpture s'inscrit dans la continuité de l'oeuvre des quatre hommes en noir, entre Feline (1982) et Dreamtime (1986), le premier ayant représenté une rupture esthétique forte, tout en étant finalement bien représentatif de l'esprit aventureux et d'une certaine idée de la musique Européenne, entre racines synthétiques venues d'Allemagne, et conceptions mélodiques et structurelles bien Britanniques. Dreamtime pour sa part était un patchwork assumé, de chansons qui couvraient tous les styles, entre pop et rock fortement teinté d'influences sixties. Les deux albums ont eu leurs fans... Mais Aural Sculpture, après une première période durant laquelle il s'est assez bien vendu, a acquis une mauvaise réputation qui ne résiste pas aujourd'hui, plus d'une seconde à une écoute attentive de ces quelques quarante minutes. Peut-être que dans l'esprit frileux du fan de base, le fait que les Stranglers s'intéressent à la soul music était-il un blasphème? que penser alors des traces de funk dans La folie (Let me introduce you to the family, Pin-up), du groove étonnant de Nice and sleazy? de Walk on by, voire de Princess of the streets, sur Rattus Norvegicus?

Ice queen pose dès le départ le paysage, avec une avalanche de sons, mélange savant de percussions et de claviers, de rythme et de nappes. La guitare se fait caressante, et on entend pour une fois un instrument électrique qui n'est pas une Telecaster, a guitare de prédilection de Cornwell: je penche pour une Jazzmaster e raison de la rigueur du vibrato... Et puis, il y a les cuivres. Bref, le premier titre, une chanson intrigante (et dont l'histoire pourrait bien être celle d'un flirt avec la drogue, et pas seulement une petite plante médicinale qui rend nigaud), pose les bases d'un univers qui est totalement éloigné de celui de Feline...

Skin Deep, Let me down easy et No mercy, les trois singles de l'album (Spain n'est sorti qu'en Espagne), se suivent et enfoncent le clou: l'heure est à la danse, à la caresse musicale (Let me down easy et Laughing, à ce titre, poussent le bouchon très loin), et les Stranglers assument désormais sans fards leur héritage musical... C'est sans doute intéressant que les trois titres choisis pour être des singles sont aussi, parfois, les plus caricaturaux de l'album! Quoi qu'il en soit, ils fournissent avec classe et une certaine excentricité leur dose de pop.

Aural Sculpture, au fait, était un concept: une idée qu'on pouvait mettre en valeur n'importe quelle musique, y compris la plus accessible, en l'emballant dans une conception ronflante et prétentieuse! Une provocation de plus, qui avait pour avantage de propose un miroir adéquat aux années 80, ce grand déferlement de muzak prête à l'emploi. En retournant aux années 60, en troquant les batteries électroniques de Feline pour des peaux, en engageant un trio de souffleurs, les Stranglers soulignaient le côté terrien de leur musique, et surtout rappelaient qu'ils avaient, ben tiens, une âme (soul)... 

Et c'est ce qu'on retrouve dans cet album surtout dans l'impeccable kaléidoscope de la deuxième face, entre le rock nerveux de Uptown, le Rhythm n' blues triomphal de Punch and Judy, le simili-jazz de Mad Hatter, et l'hymne pour concert Spain (où Cornwell ressort sa spécialité, la chanson grinçante sur tout un pays, après Sweden). Il y a une ou deux faiblesses, certes: par exemple, le lyrisme de Burnel sur North winds passe mal malgré la rigueur rythmique... Mais entendre les Stranglers jouer avec les textures, les sons d'instruments à vent (chaque exécutant à doit à son solo), et entendre Dave Greenfield se lancer dans une impeccable improvisation à l'orgue Hammond sur Spain... c'est du plaisir à prendre. Bref, si dans les années 80 c'était l'album à éviter, il s'avère qu'Aural Sculpture, qui opère dans la soul music un peu le genre de démarche effectuée par les Byrds vers la country music avec Sweetheart of the rodeo (une immersion dans un genre, toutes voiles dehors), est l'un des plus réjouissants albums des Stranglers. Et derrière le concept crétin de "sculpture auriculaire" (que les facétieux musiciens ont imposé à leur public en 1984 et 1985 en les obligeant à subir une conférence de 30 minutes avant chaque concert!), se cache tout simplement une injonction: écoutez la musique.

 

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