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Spiral

De musique avant toute chose

The Gerry Mulligan Quartet What is there to say? (Columbia, 1959)

Gerry Mulligan, de ses premières apparitions à la fin des années 40, n'a jamais changé. Qu'il soit au milieu de ses idoles, en 1949, dans le fameux nonet de Miles, ou sur la scène du festival de Montlouis-sur-Loire en 1994, c'est bien du même gaillard qu'il s'agit: grand, maigre, impérial, avec un son parfait, à mi-chemin entre une tradition dont il a lui-même établi les contours, et une soif permanente de rencontres ou de confrontations avec d'autres qui, comme lui, ont fait le jazz grâce à des voies et une voix distinctives: Johnny Hodges, Ben Webster, Zoot Sims, l'ami Paul Desmond, ou celui que Mulligan lui-même appelait Good Neighbour Thelonious en 1989 sur l'album Lonesome Boulevard. Car Monk aussi est resté le même sur tout son parcours, transformant tout ce qu'il jouait, quel que soit le contexte, en sa musique. 

J'ai volontairement laissé de côté ceux qui ont accompagné Mulligan quand il était leur patron, en premier lieu Chet Baker et Art farmer, car il va forcément être question de l'un et de l'autre avec cet album... Rappelons les faits: s'il a fait l'histoire, c'est parce que Mulligan a trouvé un jour la formule de groupe qui allait faire la plus forte impression de sa carrière; un quartet, donc un format maniable et passe-partout... mais sans piano. Trompette, saxophone baryton, contrebasse et batterie. Les avantages de la petite formation, le frisson de l'absence d'un rassurant tapis harmonique, la liberté tonale potentielle, et le salut au ancêtres avec un goût prononcé pour les moments d'improvisation collective, le groupe avec Chet Baker avait tout pour ne ressembler à aucun autre en 1952, et il est devenu la matrice du parcours de Mulligan, qui allait y revenir aussi souvent que possible: avec Baker, bien sûr (en 1957, pour un album "commémoratif"), mais aussi avec sa doublure Jon Eardley (1955 - 1956), avec Paul Desmond  au sax alto pour deux albums attachants et à plusieurs reprises entre 1955 et 1964, avec le tromboniste et ami Bobby Brookmeyer.

Le quartet a même été la matrice des autres expériences de Mulligan, qui a construit un octet autour du groupe avec Baker, a accueilli Annie Ross et Lee Konitz à se joindre aux groupes avec Art Farmer ou Chet Baker, a lancé deux sextets bien différents dans lesquels le piano était très optionnel, et a construit aussi son Concert Jazz Band sur l'absence de piano ou de guitare! Mais le quartet d'origine a peut-être souffert un peu de la notoriété de celui qui a continué les affaires durant un séjour de son patron à l'ombre. C'est pourtant, de mon avis, loin d'être le plus bouleversant des trompettistes.

La musique évolue: en 1958, le quartet de Mulligan est partie intégrante de l'histoire du jazz, et de prime abord la version avec Art Farmer (les deux souffleurs étant accompagnés des fidèles Bill Crow à la contrebasse et Dave Bailey à la batterie) ressemble plus à une survivance qu'à une renaissance, et le coeur de Mulligan bat sans doute très fort pour son projet de big band monumental qu'il s'apprête à lancer avec son copain Brookmeyer. ...Alors pourquoi choisir cet album pour parler de Gerry Mulligan, finalement?

Parce que si on a l'impression qu'il se répète, comme Monk il se renouvelle constamment, y compris quand comme ici il reprend des thèmes aussi usés que My Funny Valentine (dont incidemment il rappelle qu'il est à l'origine de l'importance qu'a prise le thème, et non Baker qui en était l'exécutant) ou Utter chaos, l'indicatif du quartet dès 1952. Ici, il mêle ces incunables, impeccablement joués, avec du matériau neuf, et quel! What is there to say? qui ouvre le bal et Just in time nous font écouter un groupe qui semble se jouer en permanence de ses supposés handicaps, et deux souffleurs qui dialoguent d'égal à égal, constamment inspirés. News from Blueport monte d'un cran dans l'énergie, et nous rappelle qu'Art Farmer, même en marge, a participé à plus d'une révolution post-bop; Blueport pousse loin le swing sur plus de 8 minutes, et est un tour de force: quand on sait que le thème sera l'occasion d'un déferlement de trompettes lors de ses interprétations par le Concert Jazz Band, il est intéressant de constater que cette version à quatre est plus swinguante et plus riche encore...

Parce que Art Farmer est un partenaire formidable, un égal disais-je, mais aussi un son d'une incroyable beauté. Lui qui a déjà à cette époque l'habitude de passer au flügelhorn à la première ballade venue, reste à la trompette, pour asséner des solos de toute beauté, et garde un fort capital de rugosité y compris sur les ballades Festive Minor et My funny Valentine.

Parce que cet album cristallise bien plus qu'une simple évocation du quartet, ou qu'une simple captation de ces quatre-là ensemble, ce qui n'a pas souvent été fait, ou qu'un répertoire Mulliganien de base. Les titres évoqués plus haut, après tout, sont relativement nouveaux; il existe assez peu de versions de Festive Minor, et les meilleures sont celle-ci et celle du sextet de 1962 avec... Art Farmer. As catch can rappelle avec tact que ces gens sont tous des experts du bop, qui n'ont donc jamais besoin de se vautrer dans les pires excès pour le démontrer... Et aussi, Mulligan commence en douceur, en jouant sur les harmonies à trois de ces musiciens, appuyés par un grand batteur, sur le morceau-titre: un début d'album qui est à des années-lumière du quartet de 1952.

Parce que cet album inspiré, insolent, hors-modes, a tout ce qui fait un disque de Gerry Mulligan, et un bon: donc pour toutes les raisons qui précèdent. Et je suis bien placé pour le savoir (j'ai des témoins), cet album est une excellent introduction à l'univers de ce grand jazzman (3m45), donc pour commencer une collection, il n'y a pas mieux! Je sais que mon ami Gaël ne dira pas autre chose... 

 

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