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Spiral

De musique avant toute chose

Art Blakey and the Jazz Messengers Moanin' (Blue Note, 1958)

Il y a un avant et un après Moanin'... Avant, c'est essentiellement l'histoire d'un batteur qui a les plus grandes difficultés à conserver intact son groupe, une phalange née en 1955 et immédiatement baptisée les Jazz Messengers, ou Messagers du Jazz (si vous êtes VRAIMENT réfractaires à l'anglais): le quintet des premiers temps, dont Art Blakey était plus ou moins l'initiateur, était pourtant un groupe collaboratif composé de cinq musiciens, Kenny Dorham (puis Donald Byrd) à la trompette, Hank Mobley au saxophone ténor, Horace Silver au piano et Doug Watkins en plus du batteur Blakey. Ce dernier avait probablement un certain ascendant sur les quatre autres en raison de son âge (il avait 5 ans de plus que Dorham, 9 de plus que Silver, 11 de plus que Mobley et... 15 de plus que Watkins!), pourtant l'initiative de former le groupe pouvait être aussi bien attribuée à Silver, qui signait beaucoup de compositions, à Mobley qui influait énormément sur les arrangements du quintet, ou à Dorham qui était lui aussi, bien qu'assez peu connue, une figure des premiers temps du Be-Bop... Le groupe collaboratif a fini par se déchirer, probablement autour de querelles d'égo, et l'arrangement trouvé à la fin a été des plus profitables pour tout le monde: à Silver le quintet (avec un nouveau batteur, forcément), et à Blakey le nom du groupe. D'où la nouvelle appellation, expérimentée dès l'album Hard Bop de 1956... Mais la nouvelle formule était volatile et les musiciens s'y succédèrent: Jackie McLean, Spanky DeBrest, Johnny Griffin, Wilbur Ware, Bill Hardman, Kenny Drew, et même, pour un album mémorable, Thelonious Monk soi-même, ont tous participé durant les deux années qui séparent l'implosion en vol des premiers Messengers, de cet album de 1958, qui inaugurait une nouvelle ère. 

Pour bien comprendre le fonctionnement de Moanin', l'album, mais aussi le recrutement des musiciens, il faut savoir que, contrairement à ce qui pouvait se passer dans d'autres groupes (les quintets de Miles Davis, par exemple, ou les groupes d'un Gerry Mulligan ou d'un Thelonious Monk, sans parler de J.J. Johnson, Mingus ou Ellington), Blakey pouvait diriger financièrement, donner une impulsion, et choisir un tempo avant de soutenir fièrement et de façon magistrale ses musiciens... Mais il ne composait pas, et n'arrangeait pas non plus. Coincé, sur scène, derrière sa batterie, il s'en remettait systématiquement à d'autres. Horace Silver et Hank Mobley, et certainement Kenny Dorham avaient donc oeuvré en leur temps, et Johnny Griffin aussi. La mouture du groupe en 1958, donc, a été confiée à un jeune saxophoniste, arrangeur et compositeur, transfuge du big band de Dizzy Gillespie pour lequel il avait écrit Whisper not et I remember Clifford, deux thèmes qui allaient bientôt intégrer le répertoire des Messengers. Mais au moment où Golson intègre le groupe, celui-ci est, virtuellement, un duo... C'est donc à Golson qu'on doit le recrutement des trois autres. La preuve qu'il était totalement à l'écoute des nouvelles tendances du jazz, d'une part. Et la preuve aussi qu'il avait un fort bon goût, en plus d'un don pour créer un groupe en ordre de marche. Car ces Messengers, tout en subissant occasionnellement des changements cosmétiques de personnel, allaient enfin devenir une structure solide pour quelques années. De façon ironique, le premier à partir, une fois la maison remise en ordre... serait Benny Golson lui-même.

Le saxophoniste avait une formule en tête, qui convenait parfaitement aux intentions du batteur: créer une structure ultra-classique de quintet qui reviendrait à l'exacte composition du groupe original, mais aussi du quintet de Miles Davis, de celui de Horace Silver bien entendu, du groupe de Clifford Brown et Max Roach, ou des différents quintets de Curtis Counce, le contrebassiste relativement méconnu qui était une réponse Californienne à tous ces musiciens rassemblés à l'Est: la musique visée était a quintessence de cette relecture du be-bop sous l'influence du blues, du Rhythm 'n blues et du gospel: ce qu'on appelait donc le Hard-Bop, mais qui présentait de sérieuses accointances avec le soul jazz (également appelé Funk) d'un Cannonball Adderley. En Golson, Blakey savait qu'il avait un compositeur et arrangeur surdoué, et un co-leader plus que compétent pour allier la dextérité du jazz, la ferveur du blues, et le tout en faisant presque danser les gens. Blakey est un batteur explosif et généreux, qui avait besoin que d'autres aient la rigueur de lui donner un cadre, ce qui est paradoxal pour le leader d'une formation musicale, mais c'est exactement ce qui se passe ici... Lee Morgan, trompettiste de 20 ans, qui avait déjà 6 albums Blue Note à son actif, était un génie, capable de partir bille en tête sur un solo d'une diabolique exubérance, tout en gardant des cartouches tout au long du chemin; versé dans le blues, et fortement imbibé de gospel Bobby Timmons était un pianiste qui pouvait sans aucun problème fournir la dose idéale de funk pour les projets de Blakey et Golson, et ses compositions fortement swingantes (à commencer par Moanin') allaient s'avérer une manne céleste pour les Messengers sur plusieurs années, et même jusqu'à la mort de Blakey en 1990; Jymie Merritt, enfin, était un contrebassiste qui savait y faire en matière de swing, soutien rythmique plus qu'harmonique sans faille, et il était en prime doté d'un son extraordinairement beau... 

Reste Golson: il est, sans aucun doute en ce qui me concerne, l'un des plus grands saxophonistes classiques qui aient été. Toujours vivant à l'heure où j'écris ces lignes, il a prolongé de sa longévité insolente l'ère d'un jazz hérité du be-bop, mais qui s'est refusé à partir en vrille dans l'avant-garde, ce qui explique sans doute que pour beaucoup de commentateurs, le compositeur prime sur l'instrumentiste. Son style, pourtant, est singulier: sous l'influence évidente de Lucky Thompson, compagnon de route du be-bop, il construisait systématiquement ses solos en constante référence aux arrangements, qu'ils soient dans sa tête ou sur le papier. Il pouvait installer de façon posée une trame mélodique, ou partir en exploration d'harmonies, dans des ensembles d'arpèges qui ne sont pas si éloignées des expériences de Coltrane (les "nappes" de son), ou d'un Wayne Shorter... Qui lui succéderait quelques années plus tard. Et Golson était furieusement compatible avec Lee Morgan: les deux musiciens s'amusent à se passer le relais, et à prolonger les interventions de l'autre, tout au long de l'album...

La méthode Blue Note a beaucoup contribué à la réussite de cet album: Alfred Lion, producteur en titre (mais ici, ce rôle me semble au moins partagé avec Golson, ne serait-ce que par sa maîtrise constante de la matière sonore du quintet qu'il a contribué à faire exister...) avait l'habitude de louer les services du studio de Rudy Van Gelder pour effectuer des enregistrements, au son impeccable, et payait les musiciens pour trois jours (ici, il payait Blakey qui répartissait ensuite les salaires de ses quatre protégés): les groupes répétaient, jusqu'à trouver une forme acceptable pour ce qu'ils allaient ensuite enregistrer. Pour comparaison, à la même époque, Bob Weinstock (des disques Prestige) utilisait aussi le studio de Van Gelder, mais se passait de répétitions, préférant pousser les musiciens à enregistrer des blues hâtifs sur 10 à 20 minutes... Cette préparation, pour un groupe qui débutait comme les Messengers de 1958, est cruciale et s'entend du début à la fin de l'album.

Au programme, donc, Moanin' (Bobby Timmons), excellente façon de commencer un disque en l'ancrant une fois pour toutes sur la planète jazz et dans la tête des gens! Un thème à l'évidence aujourd'hui insolente, et dans lequel les rythmes choisis par Blakey réveilleraient un mort. Les solistes (Morgan, Golson, Timmons pour deux chorus chacun, et un pour Merritt) sont dans une grande forme, avec des passages de témoin d'un souffleur à l'autre, qui seront d'ailleurs établis sous forme d'une tradition tenace lors des interprétations futures des générations successives de Jazz Messengers... 

Are you real? (Benny Golson) inverse les valeurs de façon provocante. Harmoniquement, il semble commencer par un pont, et alterne des phrases énergiques et d'autres plus retenues. Golson est le premier soliste, suivi de Lee Morgan plus retenu. Puis Timmons, soutenu avec classe par les rim-shot de Blakey, bénéficie aussi d'un arrangement des souffleurs derrière lui: une pratique que le hard-bop avait pourtant quasiment bannie... Une dernière série d'échanges entre Blakey et ses solistes, puis une contribution énergique de Merritt achèvent le morceau. C'est un excellent morceau, mais après le fabuleux démarrage de Moanin', on espère que Golson, directeur musical, en a sous la pédale...

On ne sera pas déçu: si Whisper not ne figurera pas au programme de cet album, Golson a refondu une part de l'atmosphère singulière de son chef d'oeuvre avec Along came Betty. La façon dont le thème part, sur une note de piano en butée, puis les délicieux ensembles de ténor et trompette, puis l'accord glissé de Timmons pour signaler le point de départ des interventions des solistes: tout ici respire le bonheur du jazz. Lee Morgan, qui a déjà joué Whisper not, est totalement à l'aise avec cette nouvelle réappropriation de l'ambiance... Golson aussi, sans surprise. Après le chorus de Timmons, Golson a ajouté un arrangement pour préparer le retour au thème. Blakey, du début à la fin, se place en maître de cérémonie, en relançant la machine à sa façon (unique en son genre)...

Puisqu'on parle de Blakey, c'est lui qui est à l'honneur sur Drum thunder suite. Il s'agit de trois thèmes enchaînés, tous de Golson, et tenus ensemble par des interventions magistrales de batterie... mais pas que: l'intervention de Morgan à 2:06 est anthologique, et Golson a lui aussi de l'espace pour s'ébrouer... Lors des enregistrements à Paris de la musique du film Des femmes disparaissent, ces thèmes et ces ambiances allaient resservir... En tout cas, le contraste entre la délicatesse des compositions d'un côté, et le tonnerre des tambours de Blakey, est un des éléments fantastiques de l'album, qui réussit une prouesse: un morceau qui met la batterie en valeur pour 7 minutes, sans jamais lasser quelque auditeur que ce soit, et on pense... à Ellington.

Blues March suit: ce blues sur fond de rythme de marche en 4/4 faisait bondir le critique Alain Gerber, qui y voyait l'une des rares fautes de goût de son compositeur. Je ne me prononcerai pas, le titre étant assez irrésistible, et une sorte d'incarnation des paradoxes du hard-bop à lui tout seul, en même temps qu'une prouesse, encore une: un blues, très arrangé, sur un rythme essentiellement binaire de marche, avec une pulsation envahissante, et dont on retiendra malgré tout ses moments de subtilité, les mariages des sons (le ténor et la trompette encore) et l'inspiration des solistes... Cette façon également de placer la barre très haut dès la première note d'un solo (Golson), ou encore la façon de ramener à la simplicité du blues (Timmons)... Bref: un classique. Et reconnu comme tel dès la sortie de l'album, puisque couplé avec Along came Betty, il sortira en single (ou plutôt en EP pour toucher un plus large public: tout comme Moanin', réparti sur deux faces d'un disque).

Enfin, Come rain or come shine montre de quelle façon Golson pouvait s'approprier un standard et lui appliquer sa touche personnelle, permettant au groupe de rendre une version totalement enthousiasmante: c'est Timmons qui part le premier, avec un solo dans lequel il utilise des accords répétés. Il est suivi par un Golson à son plus exubérant, puis Morgan et enfin Merritt complètent le tour de table. C'est un excellent traitement d'un morceau déjà établi, et ça clôt en beauté un album à l'excellence incontestable...

D'ailleurs ça s'est vu, puisque le disque a été un énorme succès à peu près partout où il a été distribué, ce qu'une monumentale tournée Européenne a confirmé et même prolongé: rien qu'à Paris, le groupe enregistrera pour plusieurs labels des albums en concert, trois au Club St Germain, un à l'Olympia, plus un EP, et ajoutera un 25 cm consacré à la musique du film d'Edouard Molinaro dont il est question plus haut... Et pourtant, à l'issue de cette tournée, Golson s'en va, mission accomplie. Il sera remplacé par Hank Mobley, et pour sa part ira fonder avec Art Farmer le jazztet, un sextet de haute volée qui sera différent des Jazz Messengers par l'ajout d'un tromboniste... Il va de soi que c'est une autre histoire.

 

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