De musique avant toute chose
30 Octobre 2022
C'est paradoxal: tout ce qui précède cet album dans la carrière de Pink Floyd semble à la fois y mener et le contredire... D'une certaine façon la contradiction l'emporte quand on considère les classiques, soit pré-succès planétaire (au hasard, Echoes sur Meddle, peut-être le plus beau de tous les efforts du groupe, quand ils étaient à quatre dans l'affaire et sans dissensions internes) et après (Dark Side..., Wish you were here, et même Animals): à une tendance à se lancer dans des oeuvres ambitieuses, de longue haleine, en faisant feu de tout bois musical, The wall semble opposer un retour aux fondamentaux et une quasi systématique durée courte, la chanson la plus longue dépassant à peine les 6 minutes... Et surtout l'album fait la part belle à un chanteur, et ce n'est ni Rick Wright ni David Gilmour. Et sinon, il ne fait pas que chanter...
Sinon, tout ce qui précède va pourtant dans cette direction même sans l'annoncer. Il faut sans doute remonter aux concepts de la fin des années 60, quand Pink Floyd offrait des chansons en forme de miroirs déformants: après tout, le titre même de Several species of small furry animals gathered together in a cave and grooving with a pict sur Ummagumma, était déjà en soi un autoportrait rigolard du groupe enfermé en studio! Ensuite, le groupe avait flirté avec des concepts racontant des journées simples d'un homme lambda ("The man", qui n'a jamais connu de forme définitive), avant de se lancer dans des oeuvres plus ambitieuses... Le fait d'ancrer l'intégralité d'une oeuvre de longue haleine sur soi-même était donc dans l'air, à plus forte raison après la catharsis de Wish you were here, où le propos était justement d'interroger le devenir du groupe à travers les interrogations nées de l'absence (de Syd Barrett, et de l'amitié entre les musiciens...). Animals, une pause politique, resserrait les boulons musicaux, tout en ne proposant en 40 minutes que 3 chansons plus un petit rien du tout en forme d'introduction et conclusion... Sinon, une phrase de Have a cigar (which one is Pink?) va avoir des conséquences, puisque l'album The wall est l'histoire d'un rocker en crise, qui s'appelle... Pink!
Et sur Animals, d'ailleurs, Pigs on the wing, petite bluette d'1mn20 jouée à deux reprises avec des variantes dans les paroles, faisait déjà entendre Roger Waters, seul musicien, avec une partie de guitare ultra-simpliste et un vocal a minima... Soit un façon de faire qui nie l'existence d'un groupe çà proprement parler, et qu'on retrouve de façon récurrente sur ces 85 minutes de musique. Je vais y aller franchement: je n'aime pas ce disque. pas du tout même, et c'est paradoxal, car il regorge de qualités... Mais voilà, les défauts en prennent toute la place... Et s'il est un album de Pink Floyd qui en illustre la décadence, c'est bien celui-ci...
L'album est dominé par Roger Waters, donc, autant dans le rôle de chanteur, que dans celui de maître d'oeuvre (concept et composition), que dans le fait qu'il est lui-même le sujet de l'intrigue de ce qui, ayant clairement été créé pour la scène et pour être décliné aussi sous la forme d'un film, ressemble bien à un opéra: un opéra qui contient d'ailleurs avec The trial une authentique parodie... d'opéra.
Roger Waters a remarqué avec les années de succès planétaire, que le rapport avec le public a changé, au point d'en devenir lui-même de plus en plus acariâtre et de moins en moins communicatif sur scène. Le concept d'Animals était déjà politique, et assez vague, tout en étant une évaluation de l'homme face à sa responsabilité et sa liberté. The wall se veut d'une part une exploration d'un humain face à son passé et ses traumatismes, se construisant un mur qui l'isole plus qu'un rempart qui le protège, depuis l'enfance jusqu'à la vie d'adulte. Chaque déconvenue, chaque frustration, chaque barrière, cassure, deuil... deviennent les "briques" qu'il ajoute à son propre mur... Mais ça ne s'arrête pas là: car que se passe-t-il si le quidam en question devient, précisément, une rock star au succès planétaire? Et ce que le disque propose comme réponse est assez flippant, c'est le moins qu'on puisse dire.
Notons que l'album est au coeur d'un sérieux malentendu, car c'est la première fois que le groupe va accepter de sortir en Grande-Bretagne un single d'un album (Another brick in the wall part 2), et le succès sera planétaire. Il y aura trois autres extraits, de par le monde: Young lust, Run like hell, et Comfortably numb. Il en ressort l'impression d'un classique, mais on se demande quelle aurait été la réaction du public si le groupe avait sorti en single, disons, Vera, Nobody home, Waiting for the worms ou The trial! De plus, après des années à se produire tout seuls, ils ont fait appel à Bob Ezrin, qui était très en vue, et sinon Michael Kamen, caution classique, a apporté la main à la pâte orchestrale...
Deux disques, soit quatre faces, l'album a été conçu pour être divisé en quatre chapitres, les chansons s'imbriquant les unes dans les autres (sans jeu de mots) et la narration étant sans pause, mais avec des ruptures de ton parfois brusques, voire provocantes. Un aspect du disque qui renvoie à son identité de rock-opéra, est l'unité que Roger Waters a tenté d'obtenir en répétant plusieurs motifs... La plainte maternelle (Oooh Babe), mais aussi une série de variations mélodiques sur ce qui va devenir l'énorme succès Another brick in the wall part 2, mais qu'on retrouve ailleurs que dans sa part 1 et sa part 3! Des phrases qui semblent rythmer la progression (Is there anybody out there?): c'est un album qui se répète beaucoup. La première face reste une merveille, de bout en bout, et le son particulièrement impressionnant en fait une vingtaine de minutes absolument incontournables! Depuis l'agression sonore de l'ouverture, In the flesh (un thème qui figure l'existence scénique du groupe et qui reviendra d'ailleurs, en face 4) jusqu'à la ballade Mother, le groupe agit encore en groupe de rock, justement, même si on voit bien que décidément, depuis Wish you were here les choses ont bien changé: on n'a plus l'impression nette d'un ensemble de quatre musiciens, et les claviers sont devenus... fonctionnels. Rick Wright n'est plus audible, et pour lui l'album a été un vide créatif: aucune chanson n'est créditée à l'auteur de Us and them... Nick Mason se fait entendre, oui, mais il est "le batteur" voire l'un d'entre eux, puisque Jeff Porcaro est parfois intervenu. Seul musicien à avoir à peu près voix au chapitre, David Gilmour se fait beaucoup entendre: guitares furieuses sur In the flesh, solos magistraux et riffs qui feront date (sur les deux Another brick... de la face en particulier). Et sinon, il a, lui, le droit de chanter... mais pas beaucoup! Car Roger Waters, désireux de parler de lui (je suis une rock star, je suis né et j'ai perdu mon papa, ma maman m'a étouffé, mes profs m'ont mené la vie dure, etc) s'est arrogé le droit de le chanter... Et pour moi, s'il fallait choisir un vocaliste dans Pink Floyd, ce ne serait pas lui...
La deuxième face reste intéressante, continue l'histoire, et confirme tout ce qui vient d'être dit, avec de rares moments de beauté intense: les parties à plusieurs voix (Gilmour) de Goodbye blue sky, par exemple... Mais on y entend surtout Waters prendre de plus en plus de place, et la face B ne confirme en rien l'excellent niveau de la face A. Thématiquement, il y est question de suicide, de sexualité, d'excès de drogues, de crise de folie, mais aussi d'incommunicabilité, évidemment.
La troisième face enfonce le clou: Waters a décidé que pour l'auditeur le concept serait tout, et qu'il ou elle serait prêt(e) à la suivre... Or, j'en suis désolé, mais suivre le chanteur sur Vera ou Nobody home, ça n'est pas forcément mon envie. Waters est plus pertinent quand il partage le micro avec Gilmour sur Comfortably numb. La face a d'ailleurs ses grands moments elle aussi: Hey you et Comfortably numb, deux ballades magistrales dominées par Gilmour, soit à la voix, soit à la guitare. Un solo de basse fretless, joué par... Gilmour, ouvre d'ailleurs la face. Mais beaucoup trop de Waters, et un Bring the boys back home avec lequel il mélange tout (la guerre, la mort de son père, et je suppose le destin d'une rock star... On a envie de commencer à dire qu'on s'en fout, quand même...)
Et la dernière face confirme toutes les mauvaises impressions, à l'exception de Run like hell, la seule chanson que j'y sauverais... Le propos devient odieux, Waters montrant le groupe de rock s'abîmant avec le soutien du public dans une grand-messe fasciste, et même si bien sûr c'est du second degré, on n'en comprend pas la finalité! Et le pompeux l'emporte, dans ce qui ne ressemble en rien à quoi que ce soit qui fut Pink Floyd. Rick Wright est quasi absent, Gilmour est un sideman de luxe, Waters fait faire la basse par d'autres (je sais que c'est un instrument difficile quand on en joue bien, du coup il a du mal, le pauvre...) et se réfugie dans des parties vocales qui sont, vraiment, gênantes. Pour les oreilles, mais aussi pour lui: le pauvre, il a l'air de souffrir...
Voilà, trop c'est trop: je le disais, je n'aime pas cet album, parce qu'il semble promettre beaucoup, mais en fermant la porte aux contributions des autres, en verrouillant tout, Waters plonge souvent l'album vers l'indigence et l'excès, un excès sans aucune justification. Et s'il faut terminer sur une qualité, eh bien... Finalement, il n'est pas si mal, cet album, si on le compare à son successeur, l'épouvantable The final cut, le seul album de Pink Floyd.... Sans Pink Floyd.