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Spiral

De musique avant toute chose

Kate Bush Never for ever (EMI, 1980)

Dans un monde idéal on devrait être à l'abri de tout besoin de préciser que cet album a été conçu, écrit, composé, interprété, conduit et produit par une femme. Même aujourd'hui, alors que le cas des femmes qui ont tous ces pouvoirs en plus d'avoir du génie, n'est hélas pas encore reconnu. Pour Kate Bush, la volonté de la dame d'assumer tout ce qu'elle entendait faire, est venue très tôt... Avec cet album, d'ailleurs, elle était la première personne créditée à la production, pour la première fois, et c'est l'une des choses qui en fait le prix. Pour information, le premier album The Kick Inside était produit par Andrew Powell; le deuxième, Lionheart, portait la mention "produced by Andrew Powell, assisted by Kate Bush"... avec Never for ever, c'est désormais Kate Bush & Jon Kelly, avant que pour The dreaming et les suivants, on ne passe à "Produced by Kate Bush", tout court...

Never for ever, confirmation éclatante du talent et du génie de la jeune artiste (22 ans au moment de la sortie le 7 septembre), est donc un de ses meilleurs albums, et un disque qui a eu un succès particulièrement important, dès sa sortie en septembre 1980. Après deux albums marqués par un son qui restait assez proche d'un rock progressif mais sage, très anglais et souvent surtout interprété par les instruments classiques du genre, Kate Bush ne s'interdit aucune expérience dans un disque très aventureux, où chaque chanson porte une marque distincte. Elle y commence vraiment à travailler le son de chaque composition en fonction des envies, et d'y inviter des instrumentistes différents, en fonction du caractère de chaque chanson. Le tout, en maintenant un contrôle très strict sur le son global: on n'en doute absolument pas, c'est Kate Bush et Kate Bush seule qui porte la responsabilité du mixage final. Pour bien comprendre la situation, il convient de rappeler que la chanteuse, dans la lignée des artistes qu'elle admirait, avait décidé de tourner et de se confronter au public en 1979, en obtenant par ailleurs le contrôle absolu de ses shows... qu'elle a arrêté totalement (et du même coup s'est arrêtée de chanter live pendant 35 ans!) lorsque un accident mortel s'est déroulé sur le lieu d'un concert. A partir de là, la dame s'est efforcée de tout contrôler, sans aucune exception... On retrouvera plus loin une trace de cet accident.

Mais si le genre musical auquel appartient cet album assez unique, est effectivement proche du rock progressif, il reste aussi d'une accessibilité impressionnante, ce qu'on confirmé un certain nombre de singles qui se sont distingués, au point d'être devenu instantanément des classiques. Kate Bush y multiplie donc les interventions au clavier (Piano et synthétiseurs), et chante avec de plus en plus d'assurance, tout en rendant sa voix un peu plus sobre que d'habitude (elle faisait souvent l'objet de parodies, qui se moquaient gentiment de ses déraillements vocaux contrôlés - ici limités à son interprétation de The Wedding List, et de la chanson qui suit, Violin). Quant au féminisme de Kate Bush, un sujet aujourd'hui trop souvent absent des répertoires des divas de la pop Anglo-saxonne (On ne nommera personne), l'album l'éclaire d'un jour intéressant, et ce, dès Babooshka, la première et spectaculaire chanson.

Babooshka: ce mot signifiait Grand-mère en Russe ( ба́бушка ), il est probable qu'il a été choisi en raison de sa sonorité par Kate Bush pour en faire le nom de sa mystérieuse héroïne. La chanson raconte la décision prise par une épouse délaissée, de piéger son mari en se faisant passer pour une autre... c'est magistralement écrit, et l'interprétation, depuis le piano initial, au refrain marqué par l'arrivée d'une guitare, et une partition impeccable de basse fretless (John Giblin), est splendide. On y trouve aussi des moments inattendus, avec des bruitages sous contrôles (notamment les bris de verre de la fin), une partie de balalaïka qui s'imposait, due au frère Paddy Bush, passionné d'instruments exotiques, et... souvent mis à contribution par sa petite soeur. Celle-ci fait donc le grand écart, puisque la chanson est aussi marquée par une utilisation impressionnante de synthétiseurs.

Delius (Song of summer): Kate Bush choisit de créer un contraste impressionnant, en faisant commencer sa chanson sur un fondu enchaîné de la chanson précédente. Delius est toute en douceur, dans un ballet étonnant de claviers, de piano éthérés, et de sitar, sur un fond de percussion sortie tout droit d'une boîte à rythmes. C'est Paddy Bush qui joue la partie de sitar, c'est aussi lui qui se charge des voix, disons, très masculines... Il "interprète" le rôle du compositeur Delius, homme ombrageux mais compositeur de génie. La chanson, qui joue sur la juxtaposition de sons et de mots, plus que sur le véritable sens narratif, est à rapprocher d'une autre chanson "atmosphérique" de Kate Bush, enregistrée durant les séances de cet album, mais laissée de côté avant d'être lacée sur un single: Lord of the reedy river était une reprise de Donovan, et elle comporte un certain nombre de liens troublants avec Delius.

Blow away (For Bill) est sur un tempo assez lent, marquée par une certain retenue de l'accompagnement: Piano, piano électrique, basse fretless (del Palmer, au son plus "acoustique"), etc... Le lyrisme y est renforcé par toute une gamme d'effets vocaux dans les aigus mobilisés par Kate Bush. mais il est ici question de la mort, de façons: on peut bien sûr entendre l'énumération de noms de célébrités fauchées trop tôt (Buddy Holly, Keith Moon, Sandy Dennis) mais le sous-titre de la chanson est plus clair: Bill Duffield était le responsable des lumières sur la tournée fatale de 1979, et il est mort lors d'un accident. Toute la tournée a pour kate Bush été marquée, résumée par cet mort... D'où les nombreux allers et retours dans la chanson entre expression philosophique et rappel du cadre du spectacle...

All we ever look for continue cette veine "réflective" en offrant cette fois une partie de Fairlight, un synthétiseur qui inspirait particulièrement Kate Bush (et qui est l'un des sons primordiaux des années 80, qu'on le veuille ou non...). L'instrument est joué par Duncan Mackay La chanteuse (Qui complète en jouant de son propre Yamaha CS80) s'amuse à le confronter au son du koto (un instrument japonais) joué par son frère... La chanson parle de résilience, et en contraste avec la précédente, de la nécessité de rester en vie.

La tension remonte d'un cran avec Egypt, un morceau ambitieux qui offre une recomposition intéressante de la rythmique rock, avec Del Palmer et Preston Heyman. Les claviers sont aussi très présents, avec Mx Middleton au piano électrique et Mike Moran aux synthés. Kate Bush s'est pour sa part surtout chargée d'une partie de choeurs assez impressionnante, et qui occupe beaucoup de la deuxième partie du morceau. On maintient l'idée d'un contraste fort avec cette chanson, qui alterne une vision "romantique" de l'Egypte, et un réalisme plus alarmant.

The wedding list revient à la narration féministe de Babboshka, avec une intrigue inspirée de La Mariée était en noir, de François Truffaut. Kate Bush interprète dans cette chanson le rôle de la mariée dont le mari est tué le jour de ses noces, et qui revient dans la vie des ses meurtriers, pour les tuer les uns après les autres... C'est presque une chanson pop, mais elle est d'une richesse instrumentale impressionnante. Une rythmique rock assez classique y côtoie la scie musicale de Paddy, et un ensemble de cordes qui vient contraster assez fortement avec la violence des paroles. ...Quant à la fin, c'est Kate Bush en totale liberté, sans édulcorant.

Violin: pas la peine d'aller chercher très loin, cette chanson (aux réminiscences punk; on est en 1980, non?) est la description du rapport entre Kate et un violon! C'est excessif, bien sûr, mais ça apporte un peu de fun ici ou à, notamment par le fait que la chanteuse sonne ici presque comme une de ses caricatures! Les violons sont joués par Kevin Burke, et le solo de guitare véloce par Alan Murphy.

The infant kiss: les arrangements de viole sont dus ici à Jo et Adam Sceaping, joueurs de viole. Cet instrument est ici, si on excepte le piano de Kate Bush, et quelques rares notes de guitare, le seul accompagnement. C'est d'une grande beauté... Et le chant ne fait rien pour atténuer cette impression; le thème des paroles est ici repris du film The innocents, de Jack Clayton, adapté d'une nouvelle de Henry James, dans lequel une gouvernante confrontée à une demeure hantée dans laquelle elle doit s'occuper de deux enfants, mène une relation troublante avec l'un d'entre eux. Un fondu enchaîné mène ensuite à Night Scented Stock, un choeur dans lequel toutes les voix sont bien sûr celles de Kate Bush, et qui ensuite sert d'introduction à Army dreamers...

Army dreamers est l'un des classiques de cet album, une merveille de chanson dans laquelle Kate Bush, sans ironie aucune, manie à merveille le contraste entre violence thématique et douceur de la musique. C'est une simple réflexion sur l'abandon des enfants paumés qui vont, faute d'envies, échouer à l'armée, où ils serviront de chair à canon. La guitare acoustique, le Bodhran, la mandoline y sont utilisés en même temps que le fairlight. Ce dernier sonne par endroits comme un clavecin. La voix de Kate Bush est ici à son plus caressant, soutenue par des choeurs masculins assez graves.

Breathing: la dernière chanson n'est pas la moins ambitieuse, loin de là... elle y incarne un enfant à naître, qui s'inquiète de son devenir à l'âge atomique. Et la dignité globale de la chanson l'empêche de sombrer dans le ridicule, ce qui avec un tel sujet, était quand même le risque majeur! Mais Breathing, en adoptant le point de vue d'un foetus, rejoint quand même l'expression primale de la créativité féminine qu'était l'expression 'The kick inside' qui donnait son titre au premier album de Kate Bush... Le tempo est celui d'une ballade, soutenue par un ensemble de claviers (piano, par Kate Bush, piano électrique par Max Middleton, et Prophet V par Larry Fast), et une rythmique dans laquelle on distingue la basse fretless de John Giblin. Le final est l'occasion pour Kate Bush de lâcher une dernière fois sa voix, consciente de ses possibilités expressives. Puis une note de basse, suspendue en l'air, apporte une conclusion à l'album.

Bref, Never for ever, tant dans sa thématique (Une vision écologiste et féministe d'une jeune femme intéressée par les arts et désireuse de tester la sensualité, sans pour autant y perdre le contrôle) que par la musique qu'il propose (une fascinante palette progressive qui touche à tout et s'amuse à créer des sons inédits en proposant un contraste permanent entre les instruments de plusieurs cultures, univers et époques), est une grande date non seulement pour Kate Bush, mais aussi pour le rock Anglais. Il ouvre une brèche à part, qui semble se jouer complètement des cloisonnements musicaux, en offrant un éventail de genres qui sont tous, de toutes façon, transcendés par une évidence: 

C'est... Kate Bush. A son meilleur.

 

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