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Spiral

De musique avant toute chose

Radiohead In Rainbows (XL, 2007)

Je pense que Radiohead est passé très près d'une implosion en 2005 et 2006, alors que le groupe tentait de trouver une nouvelle direction pour son septième album. L'impossibilité de trouver une entente, des nouvelles chansons dont tout le monde sentait le potentiel, mais dont toutes les tentatives d'enregistrement débouchaient sur de l'insatisfaction, l'envie de se produire eux-mêmes, afin de sortir de la zone de confort, qui finissait par ne résulter qu'en des chansons mal foutues, et un essai avorté avec un autre producteur: bref, tout ça partait en cacahuète. Ed O'Brien a même, de son propre aveu, envisagé de partir. Donc vers le printemps 2006, les cinq musiciens ont pris les deux décisions qui s'imposaient: partir en tournée et roder de nouvelles chansons, puis retourner en studio... avec Nigel Godrich. Le résultat des deux décisions est sur l'album, l'un des sommets de la discographie du groupe...

Musicalement, In Rainbows propose de poursuivre l'expérience de Hail to the thief: ne pas choisir entre rock et électro, et trouver pour chaque chanson la forme qui lui conviendra et ne bougera plus... Chaque chanson est cohérente, et jouable par les cinq membres sur scène, en l'état. Une façon de continuer à avancer, en maintenant la fraîcheur de l'inspiration, les envies d'expérimenter avec les instruments (les deux Greenwood, O'Brien et yorke vont s'en donner à coeur joie) tout en tenant compte de tout ce qui a fait l'histoire du groupe et son son; mais cet album, avec lequel Radiohead prend son envol à l'écart du label Parlophone/EMI qui les a portés pendant treize années, est aussi celui de la maturité, de la quarantaine aussi: Phil Selway, premier à passer le cap fatidique, est né en 1967... Du coup, on sent une affinité assez forte avec le terrain de jeux de OK Computer: l'essentiel de In Rainbows est composé de ballades. Des chansons qui ne sont pas, bien sûr, des bluettes d'amour, mais autant de mélodies qui tendent à orner des paroles qui sont bien moins angoissées que par le passé. In Rainbows me fait l'effet d'un état des lieux de ce qui était décrit dans OK Computer: et ma foi, le patient va mieux, il s'adapte... Grâce à de nouvelles chansons, mais pas si nombreuses: rétrospectivement, les musiciens sentent qu'ils en ont trop fait sur Hail to the thief, qui durait 56 minutes, et ils vont limiter la version courante de In Rainbows à 10 chansons... Une version limitée en comptera 6 de plus, et selon les dires des musiciens eux-mêmes, ces 16 titres sont en fait toutes les chansons enregistrées durant les séances de cet album entre décembre 2006 et juin 2007. des chansons dont l'esprit expérimental du groupe tirera la quintessence, faisant de In Rainbows un mélange impressionnant de recherche musicale, et de chansons totalement accessibles, dont ils allaient tirer une flopée de singles: Jigsaw falling into place, Nude, House of cards couplé avec Bodysnatchers, Reckoner et enfin All I Need...

Deux titres de chansons me frappent par l'écho qu'ils apportent d'un aspect troublant du disque: House of cards et Jigsaw falling into place. Un château de cartes, d'un côté, et un puzzle dont les pièces finissent par s'agencer: c'est non seulement une belle métaphore de Radiohead en 2007, à la sortie de leur crise d'inspiration, un bon résumé des paroles de Yorke qui semble traiter son mal-être par une sorte d'acceptation de la réalité, mais aussi de la forme de cet album, dont chaque fragment compte. C'est aussi une description de la première chanson, merveilleux château de cartes, justement...

15 step commence par de la percussion, mélangée à des claps en boîte. La voix de Yorke , sans autre instrument pour l'accompagner, se place au dessus d'une rythmique complexe en 5/4, à laquelle vont rapidement s'ajouter la guitare de Jonny Greenwood, puis la basse de son frère Colin. Dernier à entrer en piste, Ed O'Brien est en charge des petits ajouts atmosphériques (un travail d'orfèvre qui est souvent le sien): il y a énormément à prendre dans cette progression irrésistible, mais ma préférence va à la ligne de basse précise et complexe, sorte de tournoiement constant, qui malgré sa complexité, donne de l'ordre. Et cette chanson, qui joue constamment avec l'auditeur, reste malgré tout une entrée en matière qui aurait pu être profondément ironique, mais ne l'est pas: c'est la prise de conscience de la mortalité. En même temps, une fois qu'elle a eu lieu, le reste va tout seul, non?

Bodysnatchers est un îlot d'agressivité dans un album plus notable pour sa tranquillité. C'est la guitare de Yorke qui commence la danse: sale, distordue, le riff qu'il joue est basique mais ô combien ferme. Il commence à chanter et lance la rythmique. Sa guitare est vite rejointe par celles de ses deux camarades... La chanson (dont le titre renvoie à d'innombrables contes horrifiques) est inspirée d'une tradition de la nouvelle fantastique Victorienne, où de Stepford Wives: quand on a l'impression que les corps sont peu à peu remplacés par d'autres: mais le chanteur ici interprète le point de vue d'un de ces "remplaçant"...

Nude, au-delà d'être une source probable de rigolade quand on la cherche sur Google, est l'un des singles les plus représentatifs de l'album: une ballade, d'une grande beauté, où Yorke de son propre aveu se met en danger en chantant d'une voix presque féminine. Un rythme lent, où chaque pulsation a été pensée, et joue un rôle d'une rare précision. Les guitares d'Ed O'Brien et Jonny Greenwood se complètent, et l'arrangement de cordes (qui incorpore aussi une partie d'E-Bow (l'archet électronique pour guitare) d'Ed O'Brien, et une participation de Mellotron. Selon Nigel Godrich, la raison du retour à l'avant-plan d'un titre quasi abandonné, est la nouvelle ligne de basse proposée par Colin Greenwood: simple, enfantine même, mais elle structure totalement le reste, lui donnant un squelette qui ne menace pas de s'écrouler... La chanson, qui date de Ok Computer, a été souvent interprétée en concert, parle de l'uniformité des idées, imaginant un monde dans lequel tout idée nouvelle serait condamnée a priori.

Weird fishes/Arpeggi montre bien la maîtrise du groupe en matière de structure: c'est un crescendo complexe, dans lequel Radiohead manie aussi bien les instruments, que leur accumulation, que les accords (jamais les mêmes, si vous écoutez bien), et par-dessus le marché manipule l'émotion même. C'est magistral, et on peut en particulier essayer de compter les guitares: c'est impossible. Pourtant... ils ne sont que (!) trois. Les paroles sont bien sûr mystérieuses, mais j'y devine une sorte de constat de résilience: I hit the bottom and escape.

Durant la conception de cet album, les membres de Radiohead postaient sur leur site Dead air space des photos du studio, et en particulier du grand tableau sur lequel les chanson "à faire" étaient réparties. Au gré de ces clichés, All I need fait partie de celles dont la présence a fluctué... La chanson, qui rejoint tant d'autres prétendues chansons d'amour qui sont en réalité des auto-portraits sardoniques (Ne me quitte pas, Every breath you take, et... Creep), est pourtant presque un résumé du son d'In Rainbows: les claviers de Jonny Greenwood, accompagné uniquement d'une figure austère de batterie, et d'une ligne de basse basique, est le socle sur lequel Thom Yorke installe sa voix, aussi dépassionnée que possible avant de laisser l'ibre cours à l'émotion. Ed O'Brien, utilisant les ressources de son arsenal d'effets électroniques, et Jonny Greenwood (au piano, au synthétiseur et au celesta) varient l'ambiance d'une chanson foisonnante au gré de sa progression.

Faust Arp est largement acoustique et ne dure que deux minutes et dix secondes, de loin la chanson la plus courte de l'album (même si deux courts survols instrumentaux de moins d'une minute chacun, Mk1 et Mk2, figurent sur l'édition spéciale), et aussi celle qui possède les plus beaux sons: en particulier, l'arrangement des cordes qui comme sur la plupart des chansons de l'album arrivent dans un crescendo: mais la chanson étant courte, l'effet n'en est que plus spectaculaire encore. Faust Arp est une double allusion: d'un côté, Faust, bien sûr, dont nous avons ici un point de vue "moderne", là encore Yorke, seul sur les guitares acoustiques, semble chanter la surprise d'être encore vivant... D'autre part, Hans Arp est un sculpteur Français proche du surréalisme. Pour le reste, je me perds en conjectures...

Reckoner est à nouveau un château de cartes savamment orchestré par un groupe dont tout le monde s'est fait une joie de prendre en main des instruments à agiter: shaker, tambourin, mais aussi guitares et basses et batteries, tout y passe. La guitare est typique du style de Thom Yorke: c'est son interprétation d'un arpège complexe, lui qui estime ne pas être capable, justement, d'en jouer un. A sa façon, il avouait vouloir envoyer un message affectueux à John Frusciante avec cette figure. Et cette merveille absolue, l'une des plus belles chansons écrites par Radiohead, est un refrain simple, dédié à une tentation d'universalité. On en aurait bien besoin, d'ailleurs, par les temps qui courent.

Mais reprenons.

House of cards me fait penser au beau film d'Ang Lee, The ice storm: on y voyait des couples Américains des années 70 jouer à la liberté sexuelle, et se prendre les pieds dans le tapis. Une phrase ici, y fait référence: throw your keys in the bowl, allusion probable aux "key-parties" lorsque les adultes consentants mélangeaient leurs clés de voiture pour tirer au sort ceux qui allaient rentrer ensemble. Mais la chanson va quand même plus dans la direction d'une certaine idée d la monogamie: quand Yorke chante forget about you house of cards, il parle à une jeune femme qui est mariée, et dont le ménage est "un château de cartes". Mais il voudrait qu'elle quitte son mari pour lui: "I just want to be your lover". Cette chanson qui souligne l'irresponsabilité du protagoniste principal, est l'une des autres sublimes ballades de cet album, avec la science des sons des deux magiciens Ed O'Brien et Jonny Greenwood, plus la discrétion exemplaire de la rythmique, pour compléter la figure simple de guitare jouée par le chanteur.

Jigsaw falling into place était le premier single extrait de cet album, et c'est une chanson assez étonnante dans le contexte: plus rythmée que les autres, pour commencer... La chanson parle du fait d'être au milieu d'une fête permanente, un probable écho de la période estudiantine des membres du groupe. Les trois guitaristes tricotent un impressionnant tapis de six-cordes, pendant que Selway et Greenwood (aîné) soutiennent le tout. C'est peut-être la chanson la plus traditionnelle de l'album... 

In Rainbows finit en beauté, avec une ballade, Videotape, ce qui rappelle un peu la façon dont Street spirit (fade out) concluait The bends. Thom Yorke est au piano, un instrument dont il joue toujours de façon très fruste mais très effective également. Les paroles concernent une histoire d'homme qui laisse au monde, au moment de mourir, une cassette vidéo. C'est plus un appel à aller de l'avant qu'une façon de se lamenter sur son sort... Une conclusion en demi-teintes, mais qui confirme l'impression d'un groupe plus adulte que jamais. La chanson est impressionnante de retenue, avec son piano, et la façon dont les musiciens se concentrent sur une partie musicale très limitée afin d'accompagner la partie de Yorke, une fois de plus en jouant sur une intensité qui va crescendo, atteignant une énorme force émotionnelle.

L'impression qui se dégage d'une écoute intégrale de ces quarante et quelques minutes, est celle d'une immense beauté formelle: et pour cause: Radiohead est ici à son meilleur, libérés par la présence de Nigel Godrich, qui pour la petite histoire n'est pas homme à les caresser dans le sens du poil, et déterminés à donner à chaque chanson une forme définitive. Chacun a beaucoup évolué, et met toute sa science au service du groupe, et ça se sent. je pense qu'il faut donner une mention spéciale aux cordes arrangées par Jonny Greenwood: elles sont magnifiques de bout en bout. 

Tout ça pour dire que si on veut entendre le meilleur de Radiohead, il est peut-être inutile d'aller chercher plus loin... C'est ce que pensent, en tout cas, beaucoup d'amoureux de cet album, et je ne suis pas décidé à leur donner tort.

 

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