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Spiral

De musique avant toute chose

Squeeze East side story (A&M, 1981)

Dès les premières secondes l'univers de Squeeze à son meilleur est en place: une rythmique ultra-précise, deux guitares qui se partagent l'espace d'une façon très planifiée, et un orgue en embuscade. In quintessence est le seul des quatorze morceaux de l'album à être produits par Dave Edmunds, mais il se distingue pas dans son style des treize autres, produits par Elvis Costello et Roger Bechirian... Bienvenue dans un album qui porte un statut encombrant: chef d'oeuvre officiel de Squeeze depuis sa sortie il y a maintenant près de quarante ans, en dépit du fait que le groupe, dans ses diverses incarnations, a sorti depuis une dizaine d'albums, dont des superbes. Pourtant, la magie de celui-ci opère toujours d'une façon particulière. Sorte de rencontre parfaite entre un groupe d'artistes et une époque, et les meilleures circonstances possibles? Ou tout simplement, le fait que Squeeze, groupe formé au coeur de années 70, et venu au succès en contrebande à la faveur d'une mode peu regardante qui les avait crus punks, sont devenus un redoutable groupe de scène, et Glenn Tilbrook et Chris Difford, respectivement compositeur et parolier, sont une paire d'auteurs qui fonctionnent très très bien ensemble: du coup les chansons au programme sont le fin du fin. Comme le temps va toujours de l'avant, les adolescents se sont mués en jeunes hommes qui se sont mariés, ont des enfants, et... des problèmes et des regrets. C'est le sujet de ces chansons d'une tranche d'âge!

Ca oui: In quintessence vous saute dessus dès le départ et ne vous lâche pas. Les paroles de cette chanson interprétée par Tilbrook avec Difford comme son ombre derrière, parle d'un adolescent avec les mots justes: ironiques, mais jamais méchants, et toujours justes. Non content de chanter, Tilbrook lâche en dix secondes un solo de guitare absolument définitif...

La façon dont Squeeze utilise les voix n'a rien de systématique: il y a longtemps par exemple, que dans le groupe encore en activité, Chris Difford s'abstient de chanter de nouvelles chansons. Les deux auteurs ayant leur marque sur chaque chanson, ils n'ont jamais eu recours à une alternance ou au moitié-moitié... Donc de temps à autre, Difford chante, voilà tout. Sinon, il est en complément, dans les choeurs, ou en contrepoint de son camarade. Ici, dans Someone else's heart, c'est sa voix de basse qu'on entend. Il y chante une histoire lugubre, celle d'un homme qui s'est piqué de curiosité et a lu le journal intime de sa femme, y découvrant qu'elle l'a trompé... Elle aussi, parce que son épouse va faire exactement la même expérience. C'est d'une voix amère que Difford chante que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes... Derrière cette profonde ironie d'une grande méchanceté, le groupe est plus soudé que jamais, avec une rythmique presque dansante et des guitares qui ne dévient jamais de leur mission de fournir un tapis harmonique solide. C'est un chef d'oeuvre...

Tempted est sans aucun doute l'un des dix titres les plus célèbres de Squeeze, c'est aussi l'une de leurs plus glorieuses incursions dans la soul blanche. Le chanteur de cette version initiale est Paul Carrack, l'organiste qui remplaçait alors Jools Holland dans le groupe, et dont Tilbrook pensait qu'il allait rester dans le groupe pour de bon... Ce qui fait que quand il est parti, il a fallu que Tilbrook commence à chanter la chanson, qui parle d'un homme qui se réveille chez une femme qui n'est pas la sienne, et revient chez lui pour constater que la vérité a éclaté: seuls les regrets restent. Servi par une instrumentation impeccable dans laquelle se distinguent le piano et les choeurs (superbes de bout en bout, avec des bribes de chant d'Elvis Costello, Chris Difford et Glenn Tilbrook), Tempted a été l'un des singles de l'album. 

Piccadilly, plus encore que les trois précédents titres, est une histoire: celle d'un homme marié qui semble obsédé par l'idée d'avoir une petite histoire d'amour à côté... C'est sans doute l'une des plus humoristiques de tout l'album, servie par un tempo rapide et une exécution impeccable: pourtant Tilbrook a soigné la partition, et les accords et la rythmique changent tout le temps...

There's no tomorrow est une chanson lente, une ballade si on veut mais dont le piano traité par des effets nous fait bien sentir la douleur: il s'agit ici de décrire le sentiment de vide né d'une mémorable cuite, un thème qui reviendra souvent dans le groupe, rarement aussi bien décrit qu'ici. C'est Glenn Tilbrook ici qui interprète l'alcoolique, mais l'histoire de Squeeze tendrait à nous faire penser que pour lui en tout cas, c'est un rôle de composition.

La basse de John Bentley, et la batterie de Gilson Lavis, héros rythmiques dont on chante rarement les louanges, lancent la chanson suivante, Heaven: utilisant avec parcimonie des moments purement et simplement faux, tout en s'amusant avec l'instrumentation (Tilbrook utilise une balalaïka, mais ce ne sera pas la dernière fois), le groupe derrière le chant agressivement de traviole de Difford interprète une chanson qui n'a que peu de rapports avec son titre, si ce n'est qu'il nous raconte une rencontre dans un bar à matelots, entre un client éméché et une serveuse, qui ne se termine au paradis que de son point de vue à lui...

Woman's world achève la première face d'un album très fourni. C'est une ballade, dont le premier point fort est une mélodie à la guitare électrique. C'est Tilbrook qui en joue, c'est lui qui chante aussi: Difford est présent derrière, en rythmique à l'acoustique. Une troisième guitare électrique appuie les accords de l'acoustique, sans pour autant jouer exactement de la même façon... Les deux hommes ont une façon de jouer ensemble et de se compléter d'une façon très naturelle, comme un reflet de leur légendaire complicité... Dans cette belle ballade, l'une de leurs chansons les plus poignantes, on raconte le point de vue d'une femme qui commence à sentir la fatigue de devoir assumer un rôle réduit dans le ménage: "Press the button on the toaster, it's a woman's world; tuck the sheets in on the bed, it's a woman's world; take your apron from your holster, it's a woman's world; shoot the crown off of your head, t's a woman's world..." ces mots (Mettez le pain à griller, faites les lits, enlevez le tablier du placard, et virez-moi cette couronne de votre tête, c'est le lot d'une femme) sont chantés par le groupe, dans un moment qui est le point culminant de la chanson, et l'un des moments les plus forts du disque. C'est une sincère étude de moeurs qui montre qu'en 1981, comme aujourd'hui du reste, il y a encore du travail pour une vraie égalité.

Le premier des quatre singles de l'album était Is that love?; aujourd'hui encore, c'est une chanson incontournable de Squeeze, une de ces pépites qui ont atteint dès leur sortie leur forme définitive, et qui semble définir d'une façon parfaites ces petits riens dont elles parlent... Ici, le mariage pris sous l'angle du quotidien. En 2 mn 30, pris sur un tempo soutenu le morceau est notable pour la grande clarté de ses guitares (deux rythmiques, une acoustique et une électrique, et une guitare solo véloce qui a le premier mot, et un solo d'anthologie, un modèle de concision à la Telecaster diabolique) et les moments de génie (un break mené avec la basse en premier plan, plus un piano constamment inspiré (Costello, ou Carrack?). Mais les paroles!! Dès le départ, Difford trouve les mots parfaits pour décrire l'angoisse du quotidien (You've left my ring by the soap, now is that love? / Tu as laissé ton alliance près du savon, est-ce que c'est de l'amour?) et la dure réalité du temps qui passe, avec le moment le plus cruellement drôle: my assets froze while yours have dropped (mes atouts se sont gelés pendant que les tiens se sont affaissés)... 

Avec F-hole, chanté aussi par Tilbrook, comme le précédent, on arrive un peu dans le creux de l'album, avec un morceau qui a particulièrement vieilli, ce que je ne dirais d'aucun des huit précédents. Une fois de plus, la chanson raconte en terme parfois méchants (she looked like Bela Lugosi) une rencontre amoureuse rêvée ou pas, qui n'a laissé que des souvenirs amers... Et la forme choisie est curieuse: d'un côté, des cordes arrangées d'une façon envahissante mais intéressante, de l'autre une rythmique raide qui vient parfois et ne convainc pas totalement. Le morceau se finit froidement sur un arrêt brutal qui correspond exactement au début du morceau suivant, enchaîné sans temps mort.

Labelled with love, troisième single (après Tempted), est lui aussi un classique du groupe. Il choisit une fois de plus le présent pour raconter une histoire cohérente, mais le fait dans un style délibérément country, interprété sans aucune distance, avec partie magique de guitare et piano honky-tonk sans aucun second degré: c'est formidable... La chanson raconte la descente dans l'alcoolisme d'une femme qui ne parvient pas à quitter son passé: The past has been bottled and labelled with love / la passé a été mis en bouteille, et étiqueté avec amour...

Avec son côté funk blanc appuyé par des guitares raides, Someone else's bell est un peu une chanson typique de 1980/1981... Pas la meilleure de l'album, les guitares y sont par trop appuyées. Chantée encore par Tilbrook qui domine la deuxième face, elle parle de la laideur de la jalousie.

Mumbo jumbo est une expression qui désigne beaucoup de choses, généralement dans le domaine de la religion: ce sont les mots dénués de sens qu'on utilise pour appâter les gens... la chanson (Tilbrook, royal) prend le point de vue d'un homme qui s'apprête à sortir le grand jeu pour séduire, mais toute la chanson, qui prend une forme assez proche de Piccadilly avec ses accords qui bougent tout le temps. Elle sonne souvent comme une suite ininterrompue d'introductions excitantes, avec un jeu permanent du majeur vers le mineur et le contraire...

Vanity fair commence avec un ensemble de cordes et un ensemble de vents qui s'installent... L'arrangement est de Del Newman, comme ceux de F-Hole. En 3:09, Tilbrook chante avec sa magnifique voix d'éternel ado, la vie imaginée d'une femme en train de se maquiller. Mais aucune méchanceté, aucun jugement, juste des mots parfaits pour raconter sa vie en quelques touches: she "falls asleep fully clothed in her bed, with her makeup remover by her head, and she might not be all there, but her dream's all vanity fair".

L'album se termine sur Messed Around, un morceau qui date déjà, que Squeeze jouait en concert et qu'ils avaient même tenté d'incorporer à Argy Bargy, leur précédent album (comme Someone else's heart, du reste). Cette version définitive justifie pleinement l'attente: en plein renouveau rockabilly, avec le succès des Stray Cats, les cinq de Squeeze montrent qu'ils savent faire. la version précédente était plus punk, et c'était un gâchis. En la ralentissant, le groupe lui a donné une personnalité. Et Glenn Tilbrook est à l'aise partout, avec sa voix qui a une tessiture assez proche de celle de... non, je ne vais pas l'écrire. Mais jugez par vous-même! Sinon, il a un nouveau solo de guitare, dans cet album où il ne s'adonne pas trop à cet exercice. Comme les autres, celui-ci est court et va directement à l'essentiel... Et le titre ayant selon Difford été enregistré en direct en studio, on y entend Paul Carrack y donner la réplique d'une façon là encore très authentique au piano. Cette excellente chanson finale, qui une fois de plus raconte la vie gâchée et les amours tristes d'une femme en désarroi, est aussi sortie en single, le quatrième et dernier, mais uniquement aux Etats-Unis.

Voilà, ces quatorze chansons sont sans doute le meilleur moyen d'entrer en contact avec l'un des plus grands groupes Anglais, mais aussi l'un des plus méconnus, pour ne pas dire négligés. Mais contrairement à tous les critiques qui se sont arrêtés à East side story, allez voir plus loin: il y a beaucoup à prendre dans Squeeze, avant cet album (Cool for cats, Argy Bargy), mais aussi et surtout après (Babylon and on, Frank, Play, Some fantastic place, Ridiculous, et le splendide From the cradle to the grave, album concept qui prouvait il y a peu que les sexagénaires peuvent encore être diablement efficaces...

 

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