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Spiral

De musique avant toute chose

The Wes Montgomery Trio (Riverside, 1959)

Il y a trois périodes distinctes dans la carrière de cet immense guitariste: la première est essentiellement celle de l'obscurité, durant laquelle le brillant musicien ne faisait surtout pas de vagues. Caché brièvement au fin fond du big band de Lionel Hampton, ou invité par ses frères Buddy et Monk Montgomery à participer modestement aux disques de leur groupe The Mastersounds, il a eu quelques occasions de se faire remarquer, ce qui n'arrivera pourtant jamais. Une deuxième période le voit flirter avec la relative gloire à laquelle peut prétendre un jazzman: il était une star du label Riverside. La troisième période le voit, après la faillite de Riverside, signer un contrat avec Creed Taylor, nouveau directeur artistique de Verve: les deux se lancent dans une exploitation commerciale des talents du guitariste, et enregistrent des albums souvent en big band.

C'est Cannonball Adderley qui l'a, le premier, pris en pleine poire: lors d'une légendaire soirée en club d'Indianapolis, où le saxophoniste qui cherchait sans doute un raccourci qu'il ne trouverait jamais, était entré, et... a entendu le groupe en résidence, un trio: Paul Parker à la batterie, discret mais précis; Melvin Rhyne, organise effacé mais très capable, et enfin Wes Montgomery, guitariste d'une finesse inégalable, star de son propre trio, mais presque un anonyme.

Cannonball Adderley était plus ou moins un directeur artistique officieux du label Riverside, dont le patron Orrin Keepnews était un ami personnel. Pourtant, il n'y a aucun geste de copinage derrière la décision de proposer un contrat à Montgomery: Keepnews, qui ne s'en remettra jamais, a sans doute eu le plus important choc musical de sa vie, après celui qui l'avait persuadé de travailler avec Thelonious Monk... Il enregistera abondamment avec le guitariste, dans une multitude de contextes, et il en résultera une quinzaine d'albums. Tous, sans aucune exception, sont absolument indispensables... Mais c'est avec un album en trio, avec les musiciens qui l'accompagnaient dans son quotidien, que le label et le guitariste ont commencé leur collaboration.

Un petit mot pour commencer sur les spécificités de Montgomery en tant que guitariste: c'est à la fois un père tranquille (qui retournait aussi souvent dans sa ville pour y reprendre son rôle de père de plusieurs enfants) et un défricheur, un fonctionnaire de l'enregistrement et un obsédé du solo parfait: les prises, avec lui, se multipliaient, et les titres rejetés parce que «WS Doesn't like his solo» font aujourd'hui le bonheur des compilateurs (elles ont été largement documentées, rassemblées dans des disques aussi indispensables que les officiels). Mélodiste hors pair, il ne s'affiche que très peu en accompagnateur, mais sait le cas échéant donner du rythme à ses solos. Il adorait sa Gibson L5, dont il étouffait parfois les aigus (notamment sur les ballades), et il en jouait surtout avec le pouce, avec une rapidité et une précision d'exécution qui sont sidérantes. Enfin, il avait recours au jeu en octaves, un gimmick qui lui est parfois reproché, mais dont il jouait mieux que quiconque...

Comment, pour le label et pour la star du disque, commencer un te album, qui se veut forcément une sorte de déclaration d'intentions, et qui se doit d'être un coup de poing dans la figure? Désarmant, Wes Montgomery commence par une ballade, et non des moindres: Round midnight, de Thelonious Monk. Le guitariste y est seul soliste, avec un son d'une immense pureté, sans aucun effet de réverbération excessif. Il y énonce le thème avec des commentaires réjouissants, se réservant le pont pour une petite séquence de jeu en octaves... Derrière lui, les accompagnateurs se font discrets. Le solo commence aussi loin de la mélodie que le guitariste, avec de discrets octaves. C'est magistral, et pour un morceau qui était déjà galvaudé en 1959, c'est aussi très novateur dans le refus absolu de chercher le spectaculaire. Tout au plus Wes s'autorise à attaquer un tout petit peu ses cordes dans le deuxième pont, mélangeant accords et octaves, avant de négocier une fin qui sonne comme évidente, tout en offrant une embardée d'arpèges parfaitement négociée.

Yesterdays de Jerome Kern est, là encore, un titre plutôt intimiste, une fois de plus marqué par un refus du spectacle. Accompagné par les balais de Parker et dans un premier temps le seul walking bass de l'orge de Mel Rhyne, Montgomery expose le thème avec sobriété... Puis se lâche dans une invention de chaque note sur deux chorus fabuleux. Les idées pleuvent, l'humour du guitariste contrebalance un morceau au son résolument nostalgique. Là aussi, il est le seul soliste.

C'est sur un tempo vaguement latin que le trio attaque The end of a love affair d'Edward Redding : Wes Montgomery prouve qu'il n'a plus besoin de passer son certificat de be-bopper. L'accompagnement derrière les feux d'artifices du guitariste, est formidablement adéquat. Paul Parker y est excellent, et on sent à quel point la complicité avec Motgomery est grande. Rhyne y prend son premier solo, aux angles un peu aigus, mais il fait merveille d'un son atténué, à des années lumière des sons théâtralisés du Hammond de Jimmy Smith (Avec lequel Montgomery jouera, mais c'est une autre histoire)... Après deux chorus chacun, les deux solistes reviennent brièvement au thème.

Après ça, on est prèt à tout entendre, et ça tombe bien: Whisper not est un thème de Benny Golson qui n'a pas vraiment besoin d'introduction, et qui est parfait pour ce trio qui privilégie une approche subtile, en ménageant des attaques surprises et des embardées... Wes Mongomery en fait un terrain de jeu pour ses octaves et son son royal... Melvin Rhyne a un solo lui aussi, d'ailleurs accompagné avec soin par Montgomery, dont on entend rarement les accords aussi bien. La complexité de ce thème truffé d'harmonies l'exigeait sans doute. Comme tous les titres du disque, Whisper not est hélas vite passé...

La première face se clôt sur une composition de Horace Silver, avec lequel Montgomery n'a d'ailleurs jamais enregistré. Ecaroh est l'un de ses manifestes, ces quelques titres qu'il avait enregistrés pour Blue Note avec Blakey avant la création des Jazz Messengers. Du be-bop très orthodoxe, dans lequel Rhine fait entendre le son de son orgue sans honte ni remords. Le patron y joue une série de chorus impeccables... Mais bien courts! Puis Rhyne, à son tour, se lance. Parker y va aussi d'un petit break personnel avant le retour au thème (abrégé par un fade-out).

La deuxième face commence avec rien moins que Satin Doll, qui n'était pas encore devenu le classique de conservatoire (rayon orchestre débutants) qu'il est désormais. C'est juste un thème d'Ellington avec lequel Montgomery a envie de s'amuser un peu... Après un thème dans lequel, à l'exception du pont, Rhyne et Montgomery jouent à l'unisson, c'est à l'organiste de commencer les improvisations. Il prépare donc gentiment le terrain pour son patron qui, comme il le souhaitait, s'amuse. Extrapolations assumées, accords et octaves. Mélodie après mélodie, il revient presque sans crier gare au thème.

Missile Blues est la première de deux compositions de Montgomery qui sont proposées ici: comme souvent, c'est une variation sur le blues dans laquelle le guitariste s'amuse entre austérité du thème, et jeu rythmique inattendu. Il laisse Rhyne prendre le premier solo, et tout de suite on sent que l'organiste est très à l'aise dans le blues... Montgomery et Parker l'accompagnent sur une poignée de chorus tous très excitants, dont on sait bien sûr qu'il préparent le terrain pour la star... Celui-ci ne se fait pas prier, et dans un premier temps joue en single notes, avant de décocher quelques riffs. On est dans le blues, mais Wes se refuse à exploiter les clichés du genre... Il commence à jouer en octave pour pousser un peu sa rythmique, puis sort du cadre confortable des accords pour jouer d'une façon quasi modale avant l'heure... La façon dont la rythmique et le soliste semblent parfois se dissocier, avant de se rabibocher, sonne comme une relecture du style avant-gardiste de Dave Brubeck... Bref: ce morceau excitant est une merveille, dont il a d'ailleurs fallu enregistrer beaucoup de prises.

A nouveau une ballade, toute en délicatesse, Too late now est une composition de Allan Jay Lerner et Burton Lane. L'exposé du thème est une nouvelle démonstration de l'aisance du guitariste avec les octaves, mais il laisse le pont à Melvin Rhyne; le solo de Montgomery, sur un seul chorus, est joué en single notes, et c'est très mélodique. Puis Mel Rhyne prend lui aussi un chorus, et sans drame, tout ce petit monde retourne à un exposé final du thème.

On termine sur Jingles, nouvelle variation sur le blues signée de Wes Montgomery, et c'est un excellent morceau pour terminer cet album. Le thème y est dominé par Rhyne, mais les deux musiciens privilégient l'unisson sur le pont. Rhyne, à nouveau, est le premier soliste, un truc que Montgomery affectionnait (écoutez de quelle façon il se nourrit des solos de Paul Chambers, Wynton Kelly et Johnny Griffin sur le morceau Cariba publié sur Full house... Mais je m'égare: n'anticipons pas!). Il lui permet d'écouter, puis de s'inspirer, des musiciens avec lesquels il jouait. Les deux chorus de Montgomery sont du be-bop qu'on croirait chimiquement pur, s'il n'y avait cette virtuosité hallucinante avec les octaves, et une interaction miraculeuse (mais trop courte) avec Paul Parker. Rhyne et Montgomery procèdent ensuite à quelques échanges avec le batteur, sur deux chorus, avant une reprise du thème qui sonne aussi, hélas, la fin de la fiesta.

Examen réussi: cet album est une fort belle entrée en matières, pour l'un des musiciens décisifs des années soixante qui s'annoncent.

 

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