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Spiral

De musique avant toute chose

Art Blakey & the Jazz Messengers The big beat (Blue Note, 1960)

L'université du Jazz... C'est un peu ça, les Messengers, et leur patron Art Blakey en était conscient. Il l'indiquait souvent à ses poulains/musiciens/employés: il faut te préparer, un jour tu seras un leader, et tu joueras dans la cour des grands... de fait, Horace Silver, Kenny Dorham, Hank Mobley, Doug Watkins, Johnny Griffin, Lee Morgan, Benny Golson, Bobby Timmons ont tous eu ce destin, à des degrés divers, et la liste pourrait être bien plus longue... Mais il est des périodes qui frappent (si j'ose dire, car quand on parle des groupes menés par le batteur sismique Art Blakey, ce verbe a un sens particulièrement clair!) plus que d'autres... Trois en fait.

La première de ces trois périodes importantes est celle de la création autour d'un collectif de génies, sorte de supergroupe avant que le terme n'existe: ce n'était d'ailleurs pas Art Blakey and the Jazz Messengers, mais The Jazz Messengers tout court... Le temps de trois albums Blue Note (Live at the Cefe Bohemia I et II, et Horace Silver and the jazz Messengers), puis d'un album Columbia dans lequel Kenny Dorham était remplacé par Donald Byrd, premier changement de personnel d'un groupe qui n'avait pas fini de voir passer les étoiles filantes...

La deuxième dont je ne cacherai pas à quel point elle m'est chère est celle qui voir arriver dans le groupe un quarteron de jeunes musiciens, certains déjà connus (Benny Golson, Lee Morgan, Bobby Timmons) et un nouveau venu (le contrebassiste Jymie Merritt, le plus méconnu des quatre du reste encore aujourd'hui)... C'était une période spécifique, qui a marqué à cause d'un album (Moanin'), d'une tournée spectaculaire en Europe (la fête partout où ils passaient, et un grand nombre d'albums enregistrés à cette occasion, officiels ou non) et des thèmes incontournables que Benny Golson et Bobby Timmons ont laissés sur leur chemin; Moanin', bien sûr, mais aussi Along came Betty, Blues March... et Whisper not. En raison de son statut (première gâchette en quelque sorte, mais aussi et surtout "directeur musical"...) c'est vraiment la période "Benny Golson"...

La troisième enfin commence lorsqu'après le départ de Golson et un court intérim (le temps d'enregistrer deux albums quand même) de Hank Mobley, brièvement de retour, Art Blakey décide sur l'insistance de Lee Morgan (Art ne pouvait rien refuser à son jeune prodige de la trompette) d'engager Wayne Shorter en fin 1959. Non seulement comme saxophoniste ténor, mais aussi comme directeur musical...

Un mot sur cette fonction très particulière, qui n'existait pas à ma connaissance dans les autres groupes du genre, ni d'ailleurs dans aucun combo de petite ou moyenne formation de l'histoire du jazz: Art Blakey, en héritant du nom et du concept des Messengers lors de la sépartion des messagers originaux, est devenu le patron/manager incontestable du groupe, mais il n'en était pas moins un batteur, un musicien qui n'avait pour s'exprimer que la percussion. Pas un compositeur au sens traditionnel du terme, même s'il laissera des traces, en signant des titres, le plus souvent strictement rythmiques, dans l'histoire... d'où pour lui la nécessité de déléguer à d'autres la double mission de superviser les arrangements et la composition. Horace Silver, Benny Golson, Hank Mobley s'y sont donc déjà collé... Wayne Shorter, qui a sorti un excellent album chez Vee-Jay, est un peu un météore venu d'ailleurs, mais il a déjà marqué le monde du jazz en moins d'un an, par ses compositions et un talent particulièrement notable pour trouver une voie entre Sonny Rollins (pour l'énergie et la profondeur de son jeu) et John Coltrane (pour l'insatiable recherche, et la capacité à se mettre constamment en danger)... Il restera quatre ans, voyant tout le personnel changer autour de lui. sa prochaine étape sera encore plus décisive...

Mais voilà, il faut bien commencer par quelque chose, et il est frappant de voir que ce premier album (le premier album studio sorti par la nouvelle équipe) est finalement très proche du précédent album studio sorti chez Blue note, en fin 1958: Moanin' avait cassé la baraque, et à part Shorter, aucun des autres musiciens n'avait changé... C'est donc une équipe rodée, soudée, à l'épreuve des balles, qui voit arriver en son sein un musicien qui enthousiasme tout le monde! Le résultat, aussi réjouissant que Moanin', mais sans la singulière patte de Golson pour réussir à donner à ses miniatures une sorte de politesse d'autant plus étonnante que le batteur fait autant de boucan que Vulcain et Gordon Cole réunis...

Non, ce qui transpire ici, derrière ce programme d'originaux (trois de Shorter, un de Timmons, et un, probablement laissé derrière lui après son passage, par le trompettiste Bill Hardman), et d'un standard (It's only a paper moon), c'est une cohésion de tous les instants, une énergie parfaitement dosée, un mariage immédiat entre les deux souffleurs, qui sont totalement compatibles, et savent aussi bien l'un que l'autre jouer sur les registres habituels du groupe (en gros, un bebop simplifié, matiné de grosses tranches de blues et de soul jazz) tout en les saupoudrant de leurs aspirations harmoniques et rythmiques respectives, plus une rythmique superlative: Jymie Merritt et son beau son tout en élasticité, Timmons et sa façon irrésistible de jouer sur le dosage de blues, ss block-chords, et son incroyable tendance mélodique.

...Et sinon, vous entendriez le batteur!!!

Pas un moment faible ici, mais pas non plus une seule révolution esthétique: cet album frappe (encore?) par son classicisme, au sens noble du terme, pour une fois! Déjà pourtant des grandes choses se profilent, et Lester left town d'un côté (Shorter) ou Dat dere (Timmons) nous rappellent qu'il y a une vie après Benny Golson et après Moanin' (l'album comme le morceau), Lee Morgan n'allait d'ailleurs pas tarder à les rejoindre en contribuant lui aussi à la composition; en attendant, le groupe en est à ses débuts en quelque sorte. Le parcours sous la direction douce de Shorter (oui, car le bonhomme était l'un des plus charmants des gentlemen ayant fait partie de cette confrérie) et la poigne (on s'en doutait un peu) d'Art Blakey, censeur, doyen et proviseur d'un lycée du jazz inventif en même temps que premier coupable quand il s'agit de commettre des transgressions rythmiques, allait durer quatre ans, et toucher les sommets du jazz, et parfois les redéfinir, les renommer, et constater que dans un médium comme le jazz, rien n'est jamais acquis.

...Sauf le plaisir.

 

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