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Spiral

De musique avant toute chose

Gerry Mulligan Jeru (Columbia, 1962)

Si on s'intéresse à Gerry Mulligan, très rapidement on constatera que le grand jazzman (1m85) n'évolue pas dans un cadre très traditionnel, et qu'en particulier, il n'est pas friand du format de quartet habituel pour tant de saxophonistes: le souffleur, accompagné d'un trio piano/contrebasse/batterie... Non qu'il le récuse, il y a parfois sacrifié, la preuve. Mais son univers est plus centré autour d'une structure dans laquelle justement le piano (ou l'orgue, ou la guitare) sont relégués à l'arrière-plan: son quartet de 1952, avec Chet Baker, était une configuration très différente, puisque les deux souffleurs étaient accompagnés seulement de contrebasse et batterie. Le deuxième quartet puis le troisième (avec Bobby Brookmeyer, puis Art Farmer) reprenaient cette même formule. Son sextet de 1955 opposait quatre solistes sur des instruments à vents à un couple basse/batterie, et le fameux big band de 1959 enfonçait le clou avec 13 musiciens sans piano. Sauf... quand Mulligan lui-même, ou plus souvent le tromboniste Brookmeyer s'y attelait ponctuellement. Le sextet de 1963 bottait en touche en présentant le guitariste Jim Hall (un copain qui travaillait beaucoup avec l'ami Paul Desmond, au passage). Le son mulliganien, ce n'est donc pas qu'une affaire d'avoir un plus gros tuyau que les autres, et un timbre très étonnant, profond mais toujours doux: c'est aussi cette équilibre inattendu entre l'assise harmonique de la basse, et les notes des instruments soufflés (souvent appelés à improviser ensemble dans un geste hérité directement du jazz blanc des années 20)... Pas de piano donc pas d'accords pour lier la sauce.

Bref, après les années 50, Mulligan est sans doute moins un révolutionnaire, c'est un styliste du saxophone, établi, qui a beaucoup travaillé avec son Concert Jazz Band pour imposer un orchestre fabuleux mais coûteux, et qui a toujours un atout formidable: il n'a pas, pas plus qu'en 1952, de contrat restrictif, et peut s'il le souhaite participer à n'importe quelle séance pour n'importe quel label. Il réalisera d'ailleurs entre 1960 et 1970 des albums pour Verve, Philips, Limelight, Columbia, DRG, RCA... Parfois des affaires de coeur, et parfois des disques plus relaxés, proches d'un esprit d'improvisation. Non que le bonhomme n'ait préparé les séances, il était un musicien soucieux de présenter sa musique et de lui offrir cadre et structure. Mais cet album, enregistré pour Columbia en compagnie d'un quartet de luxe, est une pause bienvenue dans une discographie immense, et de fait un album parfaitement accessible à tous points de vue...

Tommy Flanagan est un pianiste formidable, souvent très à l'aise en contexte de quartet... C'est quand même l'un des artisans de l'album Giant steps de John Coltrane, excusez du peu! Il a donc le redoutable honneur d'être le premier musicien sur cet instrument à dialoguer avec Mulligan depuis l'unique album de ce dernier en compagnie d'un pianiste, mais c'était Thelonious Monk pour Riverside en 1957 (Mulligan Meets Monk)! Mais si Flanagan est différent de Monk, il reste un accompagnateur plus que confortable, un mélodiste fin, dont les improvisations adroites représentent une "ligne claire" qui convient parfaitement au saxophoniste. Ben Tucker est un contrebassiste tout aussi compétent, et engagé ici pour fournir assise rythmique et tapis harmonique, dans un timing impeccable, et enfin Dave Bailey est un batteur qu'on devrait célébrer un peu plus souvent, qui a participé à une quinzaine d'albums avec le saxophoniste, et a souvent fait figure de batteur par défaut pour ses petites et moyennes formations (Blues in time, 1957; Reunion with Chet Baker, 1957; What is there to say?, 1959, Butterfly with hiccups, 1963) ... Alec Dorsey, aux congas, s'ajoute à la rythmique comme pour rappeler qu'on est dans les années soixante, et qu'on aime l'illusion d'une polyrythmie. Admettons qu'au-delà d'un petit plus dans le rythme, ça n'apporte pas grand chose...

Le répertoire est typique de ce genre de rencontre sans enjeu dramatique, d'un groupe de musiciens aguerris réunis à l'écart de toute volonté d'opérer une révolution, et de faire plaisir au public en même temps qu'ils se font plaisir. Pas de rupture, ici, pas de cassure ni de révélation. Juste sept thèmes bien dans l'air du temps qui offrent un swing naturel et irrsisitible, jamais strictement improvisé: Here I'll stay, par exemple possède dans son déroulement des étapes rythmiques qui dynamisent les solos. Le swing se fait souvent caressant (Inside impromptu qui nous rappelle le rythme langoureux du blues tel que Ben webster et Mulligan le jouaient, toujours plus lent dans leur rencontre de 1959 Gerry Mulligan meets Ben Webster). Les deux solistes sont bien sûr Mulligan et Flanagan, une preuve encoe qu'on est dans une présentation de jazz pour le grand public... D'ailleurs deux morceaux figurent dans l'album comme un clin d'oeil à des genres très présents à cette période: Capricious, qui ouvre l'album, est une réappropriation par Mulligan d'un genre qui est très à la mode, la bossa nova. Comme la lecture très personnelle de la bossa nova par Paul Desmond (qui l'appelait Bossa Antigua!), le saxophoniste baryton semble prendre le genre et lui appliquer sa propre interprétation... Mais tout en séduction. Et sinon, Mulligan s'approprie en compagnie de Flanagan qui fut un compagnon de route du hard-bop les accents hérités du blues qu'on retrouve à l'époque chez les Jazz Messengers, ou Cannonball Adderley, ou encore dans tant de disques Blue Note, avec ou sans organiste: Blue boy présente un exemple de ces questions-réponses qui viennent des work songs des champs de coton, et qu'on retrouve aussi bien dans Moanin' de Bobby Timmons, que dans So What de Miles Davis.

Ce n'est pourtant pas qu'un album grand public de plus. Il offre, c'est vrai, une écoute aimable, sans prétentions, et très agréable à l'auditeur du début à la fin des petites 35 minutes qu'il propose... Mais Mulligan ne se trahit jamais. Au plaisir manifeste qu'il a de jouer avec un musicien comme Tommy Flanagan (ce qui ne se reproduira jamais), il ajoute aussi la rigueur qui caractérise aussi bien son jeu que le flot de son improvisation. Il est inspiré par les mélodies dans une date qui est de tout façon pour lui une pause, en effet, où il n'amène qu'une seule composition (Blue Boy). Un disque vite fait, sans doute. Mais mal fait? ...certainement pas!

 

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