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Spiral

De musique avant toute chose

Bruce Springsteen Born in the USA (Columbia, 1984)

Born in the USA est l'album qui vient après un processus de raffinement, qui dure de 1978 jusqu'à sa sortie: de Darkness at the edge of town jusqu'à Dancing in the dark, en quelque sorte... Des épopées de losers magnifiques en errances poétiques, jusqu'aux charts du monde entier, sous un déluge de sons synthétiques, percussifs, qui semblaient à eux seuls devoir montrer au monde de quoi les années 80 seraient faites. Le tout sous une pochette, qui au lieu de faire comme les albums The wild, the innocent and the E-Street shuffle, Born to run, Darkness... et The river, se refusait à montrer la tête de notre brave rocker Italo-Irlando-Américain. Pire: si vous jetez un oeil à cette image choisie pour incarner l'album, on constate en effet que Bruce nous montre ses fesses. Aucune provocation, juste l'envie d'affirmer une sorte d'image d'Epinal du jeune adulte Américain, entre T-shirt immaculé, Levi's 501, casquette de base-ball (et non slip de Madonna comme on le disait à l'époque entre ados rigolards et boutonneux): en 1955, le couvre-chef aurait été remplacé par un peigne.

C'est qu'en 1984, il ne faisait pas bon être français pour comprendre le sens de cet album; tout ce qu'on y entendait, c'était ces coups de caisse claire, ces synthés qui changeaient tellement de nos habitudes (l'orgue de Federici et le piano de Bittan étaient pourtant là aussi), et ce refrain martelé, martial: I was born in the USA; de là à penser comme nous l'avons tous fait, que Bruce était désormais en mission pour tonton Ronald Reagan, il n'y avait qu'un pas stupide à franchir.

Tout de suite, rappelons ce qui fâche le plus: effectivement, Born in the USA est un album dans lequel Springsteen change sa musique, en la simplifiant pour les foules (rappelons qu'il remplit les stades de gens qui n'ont pas laissé leur ferveur au vestiaire, et que certains concerts durent jusqu'à quatre heures), en raccourcissant ses chansons qui sont toutes contenues entre 2:35 et 4:39, et en laissant les synthétiseurs et les sons compressés s'installer. Mais d'une part, il a un groupe en ordre de marche qui est, à l'instar de Duke Ellington, son instrument principal, et d'autre part, il intègre les synthés. Musicalement, Springsteen continue surtout le travail entamé avec The River, et la plupart des chansons de l'album se réclament du rock tel qu'on l'entendait à la radio dans les années 60, avec un petit côté pop qui lui sied bien... Et Dancing in the dark, premier single, le morceau le plus franchement FM de l'ensemble, est tiré de la fin: on l'entend en 11e position sur 12, soit dans le ventre mou de l'album. Springsteen savait d'ailleurs ce qu'il faisait, puisque cet album qui a pris quatre ans, est passé par beaucoup d'étapes avant d'être fini et d'obtenir un succès planétaire; et les quelques faces B (une bonne dizaine) qui ont été fournies avec les singles, toutes issues des séances, mais aucune présente parmi ces douze chansons, ressortent des mêmes choix stylistiques, étant un reflet respectueux de la pop-rock Américaine des années 60, légèrement remise au goût du jour avec un synthé par-ci, une pédale chorus par là... Et comme sur l'album, un Clarence Clemons à la portion congrue, hélas.

Si Born in the USA sonne de façon si martiale, c'est que Springsteen avait besoin de lui faire dire des choses. La chanson est née du fait que certains copains de Bruce, qui lui avait échappé au Vietnam, étaient dans une situation grave, alors que leur vie avait été mise en danger pour pas grand chose: la colère des vétérans du Vietnam est la principale source de ce cri de colère. Un cri de colère qui a connu deux incarnations: une version "acoustique", enregistrée en solo et destinée à l'album Nebraska, avait été enlevée in extremis du line up de cet album. Par bien des côtés, Nebraska est d'ailleurs un peu un complément à Born in the USA: dix chansons plus noires encore que celles de l'album à venir, lâchées "en l'état" par l'artiste, qui sait que les plus noirs de ses messages ne pourront pas s'accommoder du travail d'arrangement et d'un traitement pour les rendre aptes à passer en radio. Mais on ne dira pas pour autant que Born in the USA, l'album, est un pendant "rose" à Nebraska! Les deux albums sont si dissemblables...

Après le premier titre et ses sons héroïques, le E-street band s'accorde une pause avec Cover me, un titre engageant avec une dose de R 'n B conséquente. Mais Darlington County revient au style de The River, avec un riff splendide de guitare, pour une histoire de type qui cherche du boulot, tout en passant du temps à regarder les filles; Clemons y a une courte intervention avec un bon gros son de ténor. Egalement proche du style de The river, Working on the highway est une vignette de la vie de la classe ouvrière, en même temps qu'une leçon énergique de Rock'n roll.

Downbound train, magnifiquement ouvert par une splendide intro de guitare, est chanté avec une grande dose de réverbération, par Springsteen touché à la fois par la mélancolie et la grâce; le sujet y est la perte d'une épouse. Et quant aux synthés si décriés, ils s'intègrent ici parfaitement au son du E-street. I'm on fire est une chanson intéressante, celle d'un artiste qui ne veut pas que se répéter, et qui a entendu par exemple ce que Sting et The Police ont fait de leur côté avec l'album Synchronicity. Springsteen y déconstruit sa musique, d'une manière qu'il poussera systématiquement plus loin dans Tunnel of love. En attendant, cet essai "introspectif" s'est avéré suffisamment important pour son auteur, qui en a fait le quatrième single de son album.

A en croire tous les témoins, Springsteen ne voulait pas de la chanson No surrender sur l'album. Ce serait à l'instigation de Steve Van Zandt que le Boss aurait finalement accepté, à contrecoeur. Ce serait dommage: c'est du Springsteen classique, affirmé haut et fort, sur une base musicale énergique, avec un texte qu'on ne peut faire plus direct: n'abandonnez pas vos rêves, et suivez les. Comme Cover me, Bobby Jean est presque une chanson à danser, qui raconte une de ces histoires d'adolescents dont Springsteen a le secret. I'm goin' down en revanche surprend: dans une chanson très rock 'n roll, à la batterie très en avant, Springsteen y parle de l'arrivée du doute dans le couple et de la perte d'intérêt sexuel... 

Commencée par un riff splendide, Glory days sonne presque comme une provocation après la chanson précédente! Mais cette histoire est surtout à ne pas prendre au sérieux, Springsteen y interprétant le rôle d'un type pas vraiment arrivé, qui se rappelle son adolescence comme étant sa période de gloire. ...Et puis il y a Dancing in the dark. Si je n'ai décidément rien de très positif à dire sur la prépondérance des synthés et des sons de batterie déshumanisés, il faut au moins reconnaître que c'est superbement chanté, et que Springsteen est suffisamment convaincant pour nous faire croire que cette histoire aseptisée de séduction express est en fait un moment clé de la vie!

Mais je crois que la position de My Hometown, dernier morceau de l'album, est tout sauf un hasard: les paroles nous parlent de l'inévitable retour à ces éléments fondamentaux de la vie: le sentiment d'appartenance, sociale et familiale, qui évidemment contraste fortement avec le cri d'agacement de Born in the USA. La chanson, comme I'm on fire, est une variation complète du son du groupe, entre guitares acoustiques et synthétiseurs (d'ailleurs superposés au fur et  mesure de la progression). Une fin parfaitement appréciable pour un album qui est quand même souvent assimilable à un tour dans les montagnes russes...

Trois leçons, pour finir: d'abord, Springsteen montre qu'on peut évoluer avec subtilité, sans perdre son âme... même si nombreux sont les commentateurs qui se plaignent que cet album réserve son lyrisme, à son seul chanteur, se privant du même coup des interventions en or de Clarence Clemons. Ensuite, Springsteen, en simplifiant et clarifiant sa musique comme son message, est devenu une bonne fois pour toutes l'une des voix les plus écoutées de l'Amérique. Entre la pitoyable tentative de récupération du titre de l'album par cet imbécile de Reagan, et l'emprunt de No surrender par le candidat Démocrate John Kerry (en 2004, avec l'approbation de Springsteen), on voit que cet album a automatiquement acquis une formidable importance avec son succès phénoménal. Enfin, la troisième leçon, c'est bien sûr pour les Français: à tous ceux qui conspuent Born in the USA, soupçonné de fascisme (!) tout en aimant Sweet home Alabama (chanson qui elle soutient ouvertement une politique discriminatoire, tout en conspuant les opposants à la ségrégation), je pense qu'il est temps de vous le dire: avant tout, renseignez-vous... et prenez quelques leçons élémentaires de la langue de Shakespeare, Elvis Presley et Bruce Springsteen.

 

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