Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Spiral

De musique avant toute chose

R.E.M. Fables of the Reconstruction (I.R.S., 1985)

Dès le départ, on entre dans un nouvel univers, un monde sonore bien différent de ce que R.E.M. nous a habitués à entendre... On ne s'y trompe pas, pourtant, ce sont bien les vocalises de baryton de Stipe, la basse de Mills, et la batterie de Berry, sans oublier la guitare de Peter Buck qui ouvre le bal avec un riff étrange et pensif. Mais la chanson est tellement différente de ces ouvertures sur les chapeaux de roue auxquelles nous sommes habitués... Pourtant, on aurait du le savoir, le groupe, sous l'impulsion de Mike Mills ayant pour habitude de changer l'ordre des chansons jouées en concert tous les soirs, pouvait à cette époque aussi bien entamer un concert avec, disons, Radio Free Europe, qu'avec leur version de Femme Fatale de Lou Reed, ballade empreinte de spleen. Clairement, le choix de commencer ce nouvel album avec Feeling gravity's pull, n'est pas anodin.

"Reconstruction" n'est pas non plus un terme sans histoire pour des Sudistes; il est temps de s'intéresser au rapport compliqué qu'entretiennent les quatre musiciens de R.E.M. avec leur terre natale. En Géorgie, on n'est finalement pas loin du Sud profond, et Athens située à 60 km d'Atlanta environ, est en plein territoire esclavagiste. Sur la côte, plus à l'Ouest, on trouve la belle Savannah, dont le luxe s'est entièrement construit sur l'exploitation par une caste blanche du sang et de la sueur des esclaves noirs... Et la "Reconstruction", cette période de transition entre l'esclavage et l'indépendance nouvelle des Etats du Sud, a été surtout une période de compromis durant laquelle on a préparé un Nouveau Sud, pas esclavagiste, non, mais ancré farouchement sur une discrimination active. Une période durant laquelle les Riches sont redevenus riches, les pauvres qu'ils soient blancs ou noirs, sont redevenus des moins que rien, et les affaires ont repris. Quant aux années 80, il faut savoir quand même que de nombreux Etats de la région n'ont pas encore connu un seule législature sans la mainmise du KKK depuis la fin de la Guerre Civile. Sans que ce soit comparable à l'Alabama, qui a souvent défrayé la chronique dans les années 60, la Géorgie n'est pas une exception, gouvernée par les Démocrates du Sud (plus ou moins cornaqués par les chevaliers au chapeau pointu) depuis un siècle... Que dans ces circonstances, un groupe se revendiquant de gauche, attaché à l'écologie, avec par-dessus le marché un chanteur gay, ait pu exister sans terminer sur un rail avec du goudron et des plumes, prouve au moins qu'il ne faut pas désespérer de l'humanité...

Cet album ne parle pourtant pas ouvertement de politique, non; mais il s'installe dans les souvenirs de quatre gamins ayant connu ces régions fortement rurales, et marquées par les souvenirs, aussi bien de la guerre, que du luxe passé, que de diverses tentatives timides d'industrialisation. Des ballades sur les bords des rivières, les pieds nus; de la présence de peuplades priées de rester à l'écart des autres, qu'ils soient noirs ou "Indiens", soit natifs. Pourtant à partir de cet album, la présence de noms de rivières, et autres localités d'origine Indienne va prendre chez R.E.M. une importance plus grande. Et si "Reconstruction" il y a, elle est surtout la vision globale et rêvée d'un Sud devenu soudainement lointain pour nos musiciens nostalgiques et confrontés à une forte envie de se frotter à leurs racines folk: et pour cause, l'album a été enregistré à Londres en compagnie de Joe Boyd, producteur (d'origine Américaine) du premier single de Pink Floyd en 1967 (Arnold Layne / Candy and a currant bun), et de nombreux albums de Fairport Convention. Mais le Sud de Fables of Reconstruction n'existe bien sûr que dans la tête de Michael Stipe, Peter Buck, Mike Mills et Bill Berry...

Feeling gravity's pull est une plongée soudaine dans la léthargie (C'est l'histoire d'un homme qui s'endort en lisant), qui explique le tempo volontiers indolents, et sa présence en ouverture de l'album aussi. Car le "voyage" va être prolongé du début à la fin de l'album. C'est un superbe morceau dans lequel R.E.M. mêle aussi bien sa conception du psychédélisme, et un certain classicisme, parfaitement incarné par les cordes incongrues qui font leur apparition ça et là. Et Stipe et Buck, fabuleux de bout en bout, dominent la chanson...

Maps and legends semble plus classique, avec sa tranquille promenade mélodique sur fonds de guitare en arpèges, et les contrepoints de basse. mais le tempo retenu, et la texture très riche (choeurs, guitare doublée) tranche sur le son "brut" de Reckoning... La chanson est dédiée au révérend Howard Finster, un ami des membres du groupe (c'est lui qui a fait le design de la pochette de Reckoning), qui créait son propre univers plastique. C'est aussi une revendication de liberté artistique pour le groupe lui-même un message reçu cinq sur cinq...

Driver 8 commence sur un riff croisé de guitare et de basse avant de retourner vers les arpèges. C'est une chanson que le groupe a beaucoup joué durant la tournée de Reckoning, et le travail des guitares et de la basse est d'une précision diabolique. Elle décrit un train local...

Life and how to live it retourne un peu au style mystérieux de Wolves, lower, avec une guitare qui prend son temps avant de lancer la rythmique. Berry et Mills, plus soudés que jamais, et la chanson telle que Stpe la chante pourrait aussi bien être sur un homme qui reste chez lui en permanence, que sur les murs qui l'abritent...

Old man Kensey commence par un thème à la basse, lourd et riche de menace. Un couloir instrumental, dominé par la guitare de Buck, mène à l'intervention de Stipe: il y parle d'une figure locale, un vieil ami de Howard Finster. C'est d'une grande simplicité empreinte de dignité et c'est très mélodique de bout en bout. Pourtant le riff de guitare et la figure de basse qui se prolongent jusqu'à la fin ne sont pas très rassurants...

Can't get there from here tranche avec les cinq chansons de la première face. S'il fallait essayer de caractériser le son de cette chanson (l'un des trois singles de l'album, un choix pour le moins étrange), ce serait "R.E.M. se frotte au funk", à moins que ce ne soit le contraire.... Stipe, mi-sérieux, mi-rigolard, y parle d'affronter le monde, mais "on ne peut aller très loin quand on est d'ici" et le voyage s'arrêtera à Philomath, en Géorgie. Le riff de guitare est assez irrésistible, et la chanson utilise deux saxophones (dont David Bitelli) et une trompette pour une section de vents fort sympathique... mais l'impression qui domine, reste celle d'un pastiche, fut-il bien assumé.

Green grow the rushes est une nouvelle preuve de la tendance affirmée dans l'album, de ralentir le rythme des chansons rock de R.E.M., en y ajoutant une piste de guitare acoustique. C'est une épopée rurale, dont la douceur est contredite par tout un sous-texte, celui d'une terre travaillée par les descendants de ceux qui ont massacré les premiers habitants des lieux... De quoi tempérer quelque peu la moindre velléité de célébrer ses racines Sudistes!

Kohoutek nous parle d'une fille, qui est une comète: belle, fascinante, et... partie trop tôt! Une allusion est faite à la comète Kohoutek, découverte en 1973. C'est l'un des titres à la texture la plus riche, en particulier par son amas de guitares (au moins deux électriques et une acoustique pour les arpèges, plus une guitare lead).

Auctioneer (Another engine) revient un eu au son "punk" urgent du R.E.M. de Murmur. Mais la guitare se fait pressante, et Peter Buck y développe une partie solo qui prend toute la place. La chanson explore un peu le monde des représentants (l'un des grands-pères de Stipe aurait servi de modèle pour la chanson).

Good advices est une ballade et Stipe y déploie une facette très douce de sa voix, en évitant le registre grave. Buck y déploie sa science des arpèges à la douze-cordes. La chanson a un coté volontiers vieillot, fait de conseils de grand-mère... Je ne sais s'il faut les prendre au pied de la lettre...

Wendell Gee, sorti en single au Royaume-Uni, a été l'objet d'une dispute, puisque Peter Buck ne souhaitait absolument pas qu'on l'insère dans l'album! Sorte de rêve campagnard, ça nous raconte l'histoire d'un homme qui a rêvé qu'il s'installait dans un troc d'arbre pour y vivre, comme à l'abri d'une peau imaginaire. On y entend du banjo, pour la première fois dans l'histoire de R.E.M.: c'est Buck qui en joue, et s'en débrouille d'ailleurs fort bien...

En onze chansons d'un parcours uniquement Sudiste, R.E.M. semble avoir fait le tour de son folklore personnel, et avoir bâti une nouvelle identité, faite de contes et légendes, de cartes qui nous invitent à des promenades un peu moins nocturnes et beaucoup plus indolentes que d'habitude. Le résultat est très beau, unique, et aura (un peu) une suite avec d'autres chansons qui feront surface sur l'album suivant. L'une d'entre elles, d'ailleurs, était probablement prévue pour celui-ci, puisque le titre en est mentionné sur la pochette intérieure. Mais cet album sans doute plus "intime" que les autres, première incursion de R.E.M. dans le folk-rock plus brut, est aussi un des albums qui hantent le plus l'auditeur, s'insinuant toujours plus avant. Et je peux vous le dire: on n'en revient jamais, on y retourne toujours.

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article