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Spiral

De musique avant toute chose

Pink Floyd Wish You Were Here (Harvest/EMI, 1975)

Un album peut tout à la fois être un classique indéniable, et une expérience vaguement inconfortable. C'est exactement ce que ce Wish you were here a toujours été pour moi. Pas pour tout le monde, pourtant, puisque cet album, le 9e du groupe, est considéré par beaucoup comme le sommet de l'oeuvre.

On comprend pourquoi, d'ailleurs, tant la barre a été placée haut par les quatre musiciens, qui étaient pourtant depuis 1973 et la sortie triomphale de The dark side of the moon, dans une situation délicate: comment donner un successeur à un tel carton? En sachant qu'il n'y avait quasiment aucune chanson de prête, que les quatre membres étaient sans doute épuisés par une tournée énorme, et que par-dessus le marché les illusions de la jeunesse n'étaient plus là, désormais Roger Waters, Dave Gilmour, Rick Wright et Nick Mason ne s'aimaient plus beaucoup... 

Ils ont fini par trouver la solution, du reste: retourner aux sources, non pas musicalement, mais thématiquement. Que reste-t-il de leurs vertes années, et surtout que manque-t-il? Poser cette question revient à mettre en lumière l'absence de celui sans lequel Pink Floyd n'aurait jamais existé. D'où le concept de l'album, entièrement bâti sur l'absence, et sur le fantôme de l'absent, Syd Barrett. Et du même coup, cet album de Pink Floyd dresse un bilan de la place étrange occupée par le groupe dans l'industrie musicale, tout en soulignant l'absence, non seulement du leader historique, devenu fou ou ingérable, et les deux d'ailleurs, mais aussi l'absence de sentiments désormais ancrée dans le groupe... l'absence ressentie individuellement par les membres du groupe désormais engagés dans un processus créatif qui risque à n'importe quel moment de devenir mécanique, la pression du monde de la musique et de l'industrie étant ce qu'elle est. La pochette de l'album, due une fois de plus à la maison Hipgnosis, et à son artiste principal, le légendaire Storm Thorgerson, souligne tous ces aspects de belle façon, ne serait-ce qu'en fournissant à l'acheteur potentiel un album emballé dans... une pochette plastique noire. Incidemment, les images y sont largement tributaires des quatre éléments de la vie, l'air, le feu, l'eau et la terre. Ca tombe bien, il y a quatre Pink différents!

L'une des sources d'inconfort est liée au nombre réel de morceaux sur l'album: certes, les albums historiques regorgent de longues pièces, deux d'entre elles occupent même toute une face (Atom heart mother sur l'album du même nom, et Echoes sur Meddle, une chanson que d'aucuns considèrent comme la quintessence de Pink Floyd). Mais avec Wish you were here, on tombe à quatre... Bien sûr, je triche un peu: l'une des quatre est en deux plages distinctes, en début (13 mn) et en fin (12 mn) et chacun des deux volets est lui-même divisé en segments (5 puis 4). Mais avec trois autres chanson, il valait mieux ne pas rater son coup... L'album commence pourtant idéalement, avec la première partie de Shine on you, crazy diamond, une lente variation sur toutes les couleurs du blues, qui sera le prétexte à évoquer la figure disparue et légendaire de Syd Barrett; la structure en "presse-livres" est l'un des aspects les plus emballants de l'album, mais il faut le dire: cette chanson n'est jamais meilleure que dans ses premières 9 minutes! Tout ce qui suivra dans l'album sera moins brillant, moins brûlant aussi... Mais que dire? La lente montée des nappes (incidemment, ce n'est pas un synthétiseur, mais des dizaines de verres à vin, "accordés" pour créer cet accord céleste, annonciateur de sublime et de tristesse... ), la tendresse mesurée des premières notes de guitare, les quatre notes définitives de la Stratocaster de Gilmour (selon Waters, toute la chanson est partie de là), le Moog tout en douceur de Rick Wright, et l'arrivée du chant, avec la voix de Waters, plus haut perchée qu'à l'habitude, suivie de choeurs extraordinairement lyriques... La première partie se conclut sur deux interventions savamment enchaînées des saxophones de Dick Parry, qui était déjà sur The dark side of the moon.

Mais Welcome to the machine, qui suit et conclut la face A, a été conçu comme une remise complète à neuf du son du groupe, ici tiraillé entre électronique (les synthétiseurs et séquenceurs) et sons organiques (une guitare acoustique). La chanson, qui est chantée par un choeur déshumanisé, où on entend la voix de Gilmour à son plus torturé, est une métaphore de l'industrie musicale qui détruit l'étincelle créative des artistes. En ce qui concerne le Floyd, c'est à mon sens exactement le cas, tant je trouve ces 7 minutes et quelques abominables à écouter (pour ce qui est de faire pire, je sais qu'un album futur, sorti en 1979, s'y attellera avec grand succès). C'est à nouveau là que le bât blesse: si on n'a que quatre chansons, et qu'une d'entre elles est aussi repoussante, l'album en devient boiteux. 

D'autant que si Have a cigar (qui me fait furieusement penser à une sorte de volonté consciente de rééditer le carton de Money dans tous les pays où il était sorti en single, soit dans tous les pays sauf... la Grande-Bretagne) est meilleure, ce n'est quand même pas une chanson à emmener sur une île déserte. Le message est assez similaire, d'ailleurs, qui imagine une entrevue entre le groupe et un haut fonctionnaire de l'industrie musicale. Il est louche, il est le seul à parler, et... il est ignorant, comme en témoigne un vers, quand il demande aux membres du groupe: "By the way, which one is Pink? (au fait, lequel d'entre vous est Pink?)": un concept qui reviendra en force dans l'un des albums les plus prétentieux du groupe, mais n'anticipons pas sur un article que je n'écrirai jamais. Une chose que je me suis toujours demandée, par contre, c'est bien sûr pourquoi aucun des trois vocalistes (ou deux, car Rick Wright était de plus en plus la victime sacrificielle du dîner de cons permanent orchestré par Waters) ne la chante, mais la réponse est simple: la tessiture ne correspondrait pas. C'est donc leur copain Roy Harper qui s'y colle, et il est très à l'aise dans la vitesse de croisière funky du morceau. Mais paradoxalement, c'est le titre le plus court de l'album, et il traîne en longueur...

Avant une deuxième partie de Shine... moins pertinente, mais avec une reprise de ses sublimes couplets et refrains, arrive l'un des joyaux de l'album: Wish you were here, qui donne son titre et son concept à l'album; rappel linguistique, le verbe wish, suivi du passé permet au locuteur un énoncé qui se situe du côté des regrets, car quand on souhaite que quelqu'un d'absent soit là, on regrette soit qu'il ne soit pas venu, soit de l'avoir évincé. Et c'est précisément ce qui est arrivé à Syd Barrett, devenu tellement encombrant qu'il a littéralement été remplacé alors qu'il était encore dans le groupe, et qui a ensuite été consciencieusement oublié par la navette du groupe pour se rendre aux concerts... La chanson, une ballade folk menée par les guitares acoustiques, et la voix de Gilmour (arrivé pendant et après la bataille, sans doute le plus à l'aise pour s'attaquer à une telle thématique), est brillante de bout en bout, et fait magnifiquement la jonction entre le thème de la musique de consommation et son allure plus organique et acoustique, en ayant recours à un truc superbe, celui qui consiste à simuler la manipulation du tuner d'une radio. Et le son du Moog de Wright, derrière la guitare solo acoustique (doublée à la voix) est un moment qui hantera l'auditeur... Au moins jusqu'à ses 53 ans.

Après la reprise de Shine on you, crazy diamond, le verdict est inéluctable: la chanson a quasiment tout dit, ou en tout cas son meilleur, dans la première partie. Ce qui fait qu'on termine sur une impression mitigée... S'il n'y avait le dernier mot.

Un dernier mot? deux, en fait. D'une part, le dernier mot de l'album appartient à Rick Wright, qui clôt ses belles interventions au synthétiseur Moog sur Shine on you, crazy diamond par une citation de See Emily Play, le premier hit de Pink Floyd avec Syd Barrett en 1967... Une très belle idée, dont on ne sait pas si elle a été pensée avant ou improvisée sur place, et aucun des autres membres n'a éclairci ce petit mystère. Intéressant que ce dernier hommage symbolique soit du à celui qui d'une part pensait hériter de la place de leader après la défection de son copain, et qui allait lui-même se faire virer comme un malpropre quelques années plus tard...

L'autre "dernier mot", c'est bien sûr la coïncidence monumentale et souvent commentée: alors que les musiciens, qui avait galéré pour trouver l'inspiration, ont vu arriver au studio un inconnu, venu s'installer sans raison pendant justement l'enregistrement d'un segment de Shine on you, crazy diamond, il s'est avéré que c'était Barrett, rasé, bouffi, méconnaissable. Sans aucune possibilité de communiquer. Mais qu'est-ce qu'il venait faire là, précisément ce jour-là? précisément sur cette chanson?

Insondable.

 

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