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Spiral

De musique avant toute chose

Stevie Wonder songs in the key of life (Tamla/Motown, 1976)

C'est en douceur qu'on entre dans cet album de Stevie Wonder, et c'est un jeu risqué joué par l'artiste, qui a cette fois décidé de doubler la dose, et même plus, en livrant 21 chansons d'un coup, sur deux albums accompagnés d'un EP de quatre titres... Trois galettes donc, remplies à ras bord, et qui commencent par un titre qui annonce malgré tout la couleur: Love's in need of love today, nous dit-il dans une semi-ballade toute en couleurs chaudes, avec abondance de piano électrique, et de choeurs. Pourtant, derrière l'orchestration luxuriante du titre, se cachent uniquement deux musiciens: le percussionniste Eddie Brown et Stevie Wonder lui-même, qui a joué tout le reste, comme sur un grand nombre de titres de l'album. Cette entrée en matière établit donc l'un des thèmes majeurs du double album, conçu dès le départ comme un grand oeuvre par le compositeur, qui s'adresse clairement aux auditeurs comme à des amis (Good morn or evenin' friends): le besoin de revenir sur les sentiments, de revenir aux fondamentaux d'une humanité en grand besoin d'affection. Un message naïf mais frontal, qui illumine une quête spirituelle et humaniste qui se déroule du début à la fin de l'album. On est en plein dans les années 70, ceci est un album concept, quoi de plus banal?

Mais rien n'est banal, justement, car l'album a été mûri, pesé, et particulièrement magistralement écrit. Au hasard des chansons, on parle ici du rapport à Dieu (Have a talk with God), du rapport à Duke Ellington disparu l'année précédente (Sir Duke), du rapport à un groupe ethnique qui participait enfin à l'écriture de sa propre histoire après tant d'années à en être empêché: Stevie Wonder ne voit pas les couleurs, mais ça ne l'empêche pas de savoir d'où il vient, et les chansons ici le rappellent: Pastime paradise et sa dureté, Black man et son énumération des contributions des uns et des autres à l'histoire, rappelant à quel point l'homme noir a pu être négligé dans les récits historiques depuis cinq siècles... I wish ("je souhaite", ou je rêve?) pour sa part est aussi une énumération gourmande de tout ce qui pourrait aller mieux si on s'y mettait...

Et pourtant ce merveilleux album n'est jamais un brûlot revendicatif, et toujours une promenade contemplative, riche en couleurs en en nuances, de la part d'un poète en état constant d'émerveillement, ce qui d'ailleurs lui est parfois reproché: pour certains, l'album rate sa cible en privilégiant la main tendue et la musique euphorique sur le message politique. Ils se trompent: certes, Stevie Wonder n'a sans doute jamais retrouvé par la suite un tel niveau d'ensemble, mais ce cinquième des albums dits "classiques" du maître (qu'on pourrait sans aucun problème prolonger par Innervisions, du reste) est un passage obligé parce qu'il offre justement une sorte de révolte par l'abondance de plaisir. Il se place d'une certaine manière bien au coeur des seventies, sans jamais s'abaisser d'un centimètre: pas de facilité ici, de disco ou de concessions aux attentes de l'industrie musicale, qui conçoit généralement en 1976 qu'un artiste noir qui marche dit impérativement parler de sexualité sous une forme ou sous une autre. 

En lieu et place, Stevie Wonder choisit de célébrer son héritage en compagnie d'un (synthétique) ensemble de cordes dans Village ghetto land, de saluer la naissance de sa fille en se lançant dans un Isn't she lovely accompagné de voix d'enfants (un titre certes trop long, surtout pour entamer le deuxième album, mais pardonnons au papa ému), et choisit de placer en première face un instrumental complexe, qui le voit s'essayer dans Contusion à une fusion entre le jazz rock d'un Herbie Hancock et son propre héritage du rhythm 'n blues des années 60. Et dans ses ballades, il reste un poète de l'émotion jusqu'au bout: Knocks me off my feet parle en effet de bonheur absolu, celui qui vous fait perdre pied... Même l'inspiration du blues qui est pour beaucoup derrière les paroles de Joy inside my tears, sinon dans sa musique, conduit à la consolation par l'amour... 

Je parlais de piano électrique plus haut: l'album est une fiesta sonore, marquée par le recours aux cuivres, en contrôle permanent, des rythmiques parfois d'une grande efficacité, et ces fameuses basses Moog (soit des lignes de basse effectuées par Stevie Wonder lui-même au synthé) qui remplacent parfois le travail d'un Nathan Watts, le bassiste du groupe Wonderlove, installent un groove permanent, où on s'abreuvera sans arrière-pensée... 

Bref, en deux mots et une apostrophe, c'est beau, tout simplement. En attendant les inquiètes années 80, et les cyniques années 90, Stevie Wonder aurait-il réalisé le chef d'oeuvre soul des années 70, celui dans lequel l'artiste choisit de célébrer pour toujours l'héritage de celui dont il souhaitera un jour l'anniversaire dans l'album Hotter than july, à savoir Martin Luther King? Un héritage à conquérir, à la force des bras s'il le faut, mais que cet album élégiaque nous présente comme à portée de main. Aux hommes du XXIe siècle de s'en souvenir, et pas seulement en samplant à tour de bras.

 

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